19.7.05

Première partie: Les motivations de Baudelaire

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  • INTRODUCTION


    On peut distinguer trois types de motivations à l’origine du projet de Charles Baudelaire de traduire les œuvres d’Edgar Allan Poe. L’enthousiasme qu’il a manifesté pour les écrits de Poe semble être le principal moteur de cette entreprise. Nous tenterons de définir la nature de cet enthousiasme et de cerner dans quelle mesure il constitue une motivation pour Baudelaire. Dans un deuxième temps nous aborderons l’aspect économique du projet de traduction et montrerons dans quelle mesure les problèmes financiers que connaissait Baudelaire ont pu motiver son entreprise. Puis nous nous pencherons sur les facteurs psychologiques qui ont pu constituer une motivation inconsciente pour Baudelaire dans ce projet.
    Dans une dernière partie, nous tenterons de mettre au jour quelle stratégie personnelle s’est mise en place derrière le projet de traduction, en montrant comment Baudelaire a construit autour de cette traduction, et à partir de ses motivations initiales, un projet cohérent par rapport à sa propre carrière de poète.



    A_ L’ENTHOUSIASME


    1) Définition


    La première lecture des nouvelles de Poe a provoqué en Baudelaire un choc extraordinaire. Charles Asselineau, ami intime du poète, rapporte dans Charles Baudelaire : sa vie, son œuvre combien celui-ci fut marqué par cette découverte, qu’il date de la parution du Chat noir, traduit par Isabelle Meunier, dans La Démocratie pacifique le 27 janvier 1848 :
    « Dès les premières lectures il s’enflamma d’admiration pour ce génie inconnu qui affinait au sien par tant de rapports. J’ai vu peu de possessions aussi complètes, aussi rapides, aussi absolues. A tout venant, où qu’il se trouvât, dans la rue, au café, dans une imprimerie, le matin, le soir, il allait demandant : - Connaissez-vous Edgar Poe ? Et, selon la réponse, il épanchait son enthousiasme, ou pressait de questions son auditeur. »
    [1].

    Cet enthousiasme est d’ordre esthétique et personnel. Baudelaire a découvert chez Poe un genre de beauté bizarre qui lui plait énormément : en mars 1854 il écrivit à sa mère, à qui il envoyait un volume de poésie de Poe (non traduites) : « [dans] le petit livre que tu trouveras ci-inclus (…) tu ne trouveras que du beau et de l’étrange.»
    [2] . Or le beau mêlé d’étrange est celui-là même que Baudelaire se donne pour horizon esthétique : « Ce qui n’est pas légèrement difforme a l’air insensible ; - d’où il suit que l’irrégularité, c’est-à-dire l’inattendu, la surprise, l’étonnement sont une partie essentielle et la caractéristique de la beauté. », peut-on lire dans un de ses journaux intimes[3], définition qu’il reprendra dans les « Notes nouvelles sur Edgar Poe » : « l’étrangeté, qui est comme le condiment indispensable de toute beauté. » [4]. Baudelaire a ressenti entre l’oeuvre de Poe et sa propre poésie - écrite ou en gestation- une affinité profonde : « La première fois que j’ai ouvert un livre de lui, j’ai vu, avec épouvante et ravissement, non seulement des sujets rêvés par moi, mais des PHRASES pensées par moi, et écrites par lui vingt ans auparavant.» [5] . Baudelaire lui-même insista fréquemment sur ce phénomène de fraternité artistique, en mettant en avant ce qu’il appelle leur ressemblance, par exemple dans son « Avis du traducteur » de 1864 : « pourquoi n’avouerais-je pas que ce qui a soutenu ma volonté, c’était le plaisir de leur présenter [aux Français] un homme qui me ressemblait un peu, par quelques points, c’est-à-dire une partie de moi-même ?» [6] .
    L’enthousiasme que Baudelaire éprouvait pour l’œuvre de Poe s’est accompagné d’un mouvement de sympathie pour l’auteur. Baudelaire manifesta en effet une profonde empathie pour le personnage de Poe tel qu’il le découvrit dans les notices nécrologiques parvenues jusqu’à lui, et notamment dans la notice signée « Ludwig »
    [7], dont l’auteur est en réalité Rufus W. Griswold, l’exécuteur testamentaire d’Edgar Poe. Poe est décrit dans cette notice comme un homme malheureux, alcoolique et solitaire, et Baudelaire semble avoir été très touché par cette vie difficile qu’il racontera à son tour dans son premier article sur Poe : « Edgar Allan Poe, sa vie et ses ouvrages »[8] , paru en 1852. Cette empathie provient sans doute du sentiment de ressemblance, de fraternité qu’éprouvait Baudelaire envers Poe : les difficultés matérielles et morales de l’auteur d’une œuvre dont il se sentait très proche lui renvoyaient l’image de ses propres difficultés quotidiennes. « Comprends-tu maintenant, pourquoi, au milieu de l’affreuse solitude qui m’environne, j’ai si bien compris le génie d’Edgar Poe, et pourquoi j’ai si bien écrit son abominable vie ?» [9] , écrivit-il à sa mère en 1853.




    2) Enthousiasme et désir de traduire


    A première vue, l’enthousiasme que Baudelaire a manifesté pour Edgar Poe et son œuvre semble constituer, parce qu’il est si intense, le moteur du projet de traduction : ce projet serait issu de la volonté de Baudelaire de faire connaître Poe, volonté qui serait comme la suite logique d’un tel enthousiasme. « Quel dévouement à son auteur ! »
    [10] , écrivait Charles Asselineau en 1869, après avoir décrit la « rare énergie de sympathie» [11] avec laquelle Baudelaire a réalisé sa traduction. Baudelaire a en effet décidé que : « Il faut, c’est-à-dire je désire, qu’Edgar Poe, qui n’est pas grand-chose en Amérique, devienne un grand homme pour la France » [12], ainsi qu’il l’écrit à Sainte-Beuve en 1856.
    Pourtant cette analyse pourrait bien être remise en cause par une approche plus précise de l’enthousiasme baudelairien. Celui-ci n’était peut-être pas en effet si immense qu’une analyse rapide peut le laisser penser. Plusieurs éléments tendent au contraire à montrer que l’enthousiasme manifesté par Baudelaire pour l’œuvre de Poe et sa sympathie pour l’auteur, loin d’être démesurés, étaient au contraire tout à fait raisonnables. Or si cet enthousiasme n’est pas total, il nous faudra réévaluer son importance en tant que motivation pour Baudelaire dans son entreprise de traduction.


    Tout d’abord, et il s’agit là d’une posture de principe, la correspondance doit être lue avec une certaine prudence. Les phrases qui en sont tirées doivent bien entendu être replacées dans leur contexte. L’une des phrases les plus citées pour illustrer l’enthousiasme de Baudelaire pour l’œuvre de Poe et son sentiment de fraternité envers cet auteur, et que nous avons nous-même utilisée, est : « La première fois que j’ai ouvert un livre de lui, j’ai vu, avec épouvante et ravissement, non seulement des sujets rêvés par moi, mais des PHRASES pensées par moi, et écrites par lui vingt ans auparavant. »
    [13]. Or dans cette lettre à Théophile Thoré, Baudelaire se défend d’avoir imité Edgar Poe : « on m’accuse, moi, d’imiter Edgar Poe ! Savez-vous pourquoi j’ai si patiemment traduit Edgar Poe ? Parce qu’il me ressemblait. La première fois que j’ai ouvert un livre de lui… ». Dans ce contexte, la ressemblance entre lui et Poe est nettement infléchie par Baudelaire : c’est parce que Poe lui ressemblait que Baudelaire dit avoir voulu le traduire, et non parce que lui-même se sentait ressembler à Poe. La fraternité littéraire est donc ici teintée d’un certain narcissisme, qui s’explique par le désir de Baudelaire de défendre son originalité propre. Cet exemple permet de voir que la correspondance de Baudelaire n’exprime pas nécessairement les véritables sentiments de celui-ci envers Poe et son œuvre : des motivations qui ne sont pas toujours visibles à la première lecture peuvent influer sur les propos qu’il tient sur Edgar Poe.
    Or, cette prudence doit être redoublée lorsqu’on sait que Baudelaire avait un goût prononcé pour la mystification, dont il faisait souvent profiter ses amis, comme l’indique Eugène Crépet dans sa biographie du poète. Crépet rapporte notamment que Baudelaire prétendit avoir entamé lors de son voyage en Inde un négoce de bovins : « Le temps même lui eut manqué pour entreprendre un tel négoce. Qu’il ait raconté l’avoir fait, cela est croyable. -Un poète marchand de bœufs ! ingénieuse réminiscence d’Apollon…»
    [14], et conclut : « Je crois le lecteur suffisamment édifié sur la véracité des récits de Baudelaire à ses jeunes amis, - qui d’ailleurs n’en étaient point toujours dupes…»[15] . Il est donc tout à fait envisageable que Baudelaire ait manifesté son enthousiasme pour Edgar Poe en public ou dans ses lettres en l’outrant volontairement, attitude qu’il pouvait penser seoir à son propre personnage d’artiste.


    D’autres éléments remettent en cause de manière plus substantielle le caractère absolu de l’enthousiasme de Baudelaire pour Poe. Certains critiques ont remarqué que Baudelaire, critique d’art et critique littéraire renommé, avait peu utilisé son talent critique pour étudier ou juger l’œuvre d’Edgar Poe. Il est vrai qu’on trouve très peu de témoignages d’une éventuelle insatisfaction de Baudelaire face à cette œuvre. La lettre à sa mère du 8 mars 1854, que nous avons citée plus haut est en effet l’une des rares où Baudelaire relève un aspect négatif dans cette œuvre:
    « Ma chère mère, le petit livre que tu trouveras ci-inclus n’est guère, je te l’avoue, qu’une grossière câlinerie. Tu y trouveras, j’en suis sûr, des choses merveilleuses ; excepté dans les Poésies de jeunesse, et dans Scenes from Politian, qui sont à la fin, et où il y a du médiocre, tu ne trouveras que du beau et de l’étrange. »
    [16].

    D’autre part, on est également forcé de remarquer que Baudelaire a finalement donné peu d’analyses strictement littéraires de l’œuvre de Poe. En effet les articles et préfaces de Baudelaire portent davantage sur la figure de l’auteur que sur son œuvre. Dans l’article de 1852, par exemple, ainsi que dans sa refonte en préface aux HE de 1856, Baudelaire offre à ses lecteurs une présentation biographique forte et évocatrice, tandis que son analyse strictement littéraire, très courte, reste superficielle, et qu’elle est en grande partie « empruntée » à différents critiques américains, sur les articles desquels Baudelaire s’est appuyé pour écrire ses notices
    [17].
    Nombreux sont ceux qui ont vu dans cette pauvreté critique le signe d’une paralysie des capacités de jugement de Baudelaire. Pour Patrick F.Quinn, par exemple, la faiblesse des analyses littéraires de Baudelaire serait la marque d’un manque de distance critique et d’une implication démesurée :
    « Baudelaire was never able to examine Poe with any degree of critical detachment. (…) That so gifted a critic should have become tongue-tied on the subject of his greatest enthusiasm is an indication of how deeply implicated in Poe’s work Baudelaire felt himself to be»
    [18].

    C’est le phénomène de possession dont parle Asselineau : « J’ai vu peu de possessions aussi complètes, aussi rapides, aussi absolues.»
    [19] .

    Pourtant, nous sommes en droit de nous demander si l’admiration de Baudelaire pour l’œuvre de Poe était réellement paralysante. Ce qui a souvent été analysé comme une identification totale de Baudelaire aux thèses de Poe nous semble pouvoir être interprété au contraire comme une distance raisonnable de Baudelaire vis-à-vis de Poe, mais peu mise en avant par lui. Baudelaire aurait cherché à dissimuler les critiques qu’il pouvait formuler contre l’œuvre de l’écrivain américain pour ne laisser paraître qu’un enthousiasme total, qu’il mettait en scène dans une habile stratégie publicitaire.
    Voyons par exemple les « Notes nouvelles sur Edgar Poe » de 1857, qui constituent la préface aux NHE. Il a été établi que ce texte contient plusieurs passages dans lesquels Baudelaire plagie Poe
    [20]. Baudelaire traite dans les troisième et quatrième parties des théories littéraires de Poe, et, à cette occasion, cite le Poetic Principle et le commente. Or ses commentaires ne sont souvent qu’une paraphrase, et parfois même une traduction littérale et sans commentaire, du texte d’Edgar Poe et de différents articles critiques de Poe publiés dans l’édition Griswold que Baudelaire avait en sa possession. Le lecteur non averti n’est pas en mesure de deviner que les mots qu’il lit ne sont pas de Baudelaire. Georges Walter a analysé cette façon d’utiliser les écrits de l’autre en son nom propre comme le signe d’une identification totale de Baudelaire à Poe, Baudelaire ne distinguant plus ses pensées de celle de l’auteur qu’il veut présenter : « [Baudelaire] a fini par se confondre avec son frère.» [21].
    Mais ce procédé nous semble pouvoir être interprété d’une toute autre façon. Nous y voyons le signe d’un recul de l’investissement de Baudelaire dans l’œuvre de Poe : au lieu de nous donner son opinion sur ces textes, Baudelaire se contente d’emprunter à Poe. En n’analysant pas lui-même ces textes, il nous dissimule le jugement qu’il porte sur eux. Alors que l’article de 1852 et la préface de 1856 touchaient le lecteur par le ton enthousiaste et profondément impliqué de Baudelaire - comme le soulignait la Revue française en mars 1856
    [22]- les « Notes nouvelles sur Edgar Poe » de 1857 semblent plus froides. Les passages les plus saillants sont ceux où Baudelaire développe des idées ou des thèmes qui lui sont chers, notamment celui du progrès, et qui sont relativement éloignés de l’œuvre de Poe. Le texte frappe également par sa virulence anti-américaine et son aigreur générale. On est très loin de la candeur avec laquelle Baudelaire défendait son auteur dans l’article de 1852. Dans ce contexte, l’utilisation des mots de Poe nous semble pouvoir être interprétée comme une manière commode pour Baudelaire d’allonger son texte. Pour composer sa préface de 1856, Baudelaire avait déjà beaucoup utilisé l’emprunt. Pour Claude Richard, ce texte est « une mosaïque de remarques empruntées à J.R. Thompson, John Daniel, Rufus Griswold, Philip Pendleton Cooke, Nathaniel Parker Willis, James Russell Lowell, George Graham et James Hannay »[23]. Si on explique l’emprunt à Poe par un phénomène d’identification, comment alors expliquer l’emprunt à tous ces critiques, sinon comme une façon de s’aider dans l’écriture d’un article qui pouvait être vendu à des revues, dans le cas de l’article de 1852, et de préfaces que Baudelaire avait promises à l’éditeur de ses traductions ? Peut-être l’emprunt pouvait s’expliquer en 1852 par la connaissance lacunaire de Baudelaire des œuvres de Poe, Baudelaire utilisant l’opinion de ses confrères sur les sujets qu’il connaissait mal, comme la poésie. Mais en 1857, Baudelaire avait comblé ces lacunes ; pourtant les « Notes nouvelles » sont composées de la même façon que l’article de 1852 et sa refonte en préface, en empruntant ici essentiellement à Poe lui-même. C’est la marque d’un recul de son investissement ; plutôt que de donner à ses lecteurs une analyse plus approfondie de l’œuvre de Poe, par exemple de ses opinions philosophiques et scientifiques, Baudelaire se contente de réutiliser ses premières analyses -et ses premières sources- en y ajoutant un digest de certains écrits critiques de l’auteur.

    De la même façon, on peut se demander si, comme le suppose Peter Wetherill, Baudelaire aimait la poésie d’Edgar Poe. Wetherill part en effet de ce principe :
    « Comment donc expliquer cet engoûment [pour la poésie d’Edgar Poe] de la part d’un poète ayant l’esprit critique si éveillé (…) ? »
    [24] , ce qui le surprend puisque, selon lui, cette poésie est communément jugée mauvaise car vulgaire, désuète et dénuée d’originalité. Mais est-il certain que Baudelaire appréciait cette poésie ? Les passages des articles et des préfaces qui en parlent sont certes laudateurs, mais également très courts et peu convaincants. De l’article de 1852, il ressort avant tout que Baudelaire ne connaissait presque rien de l’œuvre poétique de Poe. Claude Richard estime dans sa thèse sur Edgar Poe qu’à cette époque Baudelaire n’avait lu que trois poèmes de lui[25] : « Les Cloches », « Le Corbeau » et « Le Pays des songes ». Le second essai, la préface de 1856, dénote une indifférence relative envers cette poésie, qui peut néanmoins s’expliquer par le fait que cette préface précède un recueil de prose. Baudelaire n’y fait que quelques allusions vagues à l’oeuvre poétique de Poe, qui sont souvent des traductions masquées d’articles de critiques américains, comme l’a montré Claude Richard[26]. Il est également frappant que la remarque la plus importante portant sur la poésie soit reprise de l’article de 1852 : « sa poésie [est] profonde et plaintive, ouvragée, néanmoins, transparente et correcte comme un bijou de cristal.» [27]. On peut s’étonner de ce que Baudelaire ait réutilisé une phrase écrite alors qu’il ne connaissait presque rien de la poésie de Poe. Faut-il en conclure qu’une fois mieux renseigné sur celle-ci, il n’ait rien voulu en dire ?
    Le fait que Baudelaire ait choisi de ne pas traduire la poésie de Poe
    [28] nous incite à croire que oui. Même s’il rechignait à l’écrire ou à le dire clairement, pour lui, l’intérêt de Poe devait résider ailleurs que dans sa poésie. Certes, Baudelaire a expliqué son choix de ne pas traduire cette poésie dans son « Avis du traducteur » de 1864 : « il me resterait à montrer Edgar Poe poëte et Edgar Poe critique littéraire. Tout vrai amateur de poésie reconnaîtra que le premier de ces devoirs est presque impossible à remplir… »[29]. Cependant la façon dont il allègue de la difficulté de la tâche nous semble être une manière élégante de mettre un voile sur son absence de désir de traduire ces poèmes. Si Baudelaire avait réellement souhaité faire découvrir la poésie d’Edgar Poe, il y serait sans nul doute parvenu. Mais ce sont ses contes qu’il a voulu traduire, car, par goût ou pour une autre raison, ils lui convenaient mieux.


    Il est maintenant clair que l’enthousiasme de Baudelaire n’a pas empêché celui-ci d’avoir une vision dépassionnée de l’œuvre d’Edgar Poe, oeuvre qu’il n’a pas aimée dans sa totalité et sans recul critique. Pourtant il n’a pas exprimé cette distance de façon explicite. Pourquoi Baudelaire aurait-il pu vouloir dissimuler la distance qu’il conservait vis-à-vis de l’œuvre d’Edgar Poe? La meilleure explication nous semble être d’ordre stratégique. Dès lors que Baudelaire avait décidé de faire de Poe un grand homme pour la France il devenait contraire à son projet de manifester la moindre réserve vis-à-vis de son œuvre, qu’il valorisait en toute occasion. Conscient des faiblesses de cette littérature, il n’a pas voulu mettre en avant ces défauts pour éviter de ternir l’image de celui dont il voulait à tout prix faire une figure importante pour la littérature contemporaine.
    En réalité, ce n’est donc peut-être pas le désir de faire connaître Poe qui est subordonné à l’enthousiasme de Baudelaire, mais cet enthousiasme qui s’est subordonné à son projet. Nous ne cherchons certes pas à nier que Baudelaire ait été très touché par l’œuvre de Poe : l’article de 1852 porte les traces de cette émotion. Néanmoins, l’enthousiasme n’est peut-être pas la motivation première de Baudelaire. Quelles sont donc ses autres motivations ?




    B_ LES MOTIVATIONS D’ORDRE ECONOMIQUE


    Baudelaire a connu tout au long de sa vie d’importants problèmes financiers. Rentré à sa majorité dans l’héritage légué par son père, il put grâce à ce petit patrimoine prendre son indépendance vis-à-vis de sa mère et de son beau-père, le Général Aupick. Il s’installa alors dans un appartement sur l’Ile Saint-Louis et consacra ses ressources à ses études artistiques et à son initiation à la vie parisienne, faisant ainsi fondre très rapidement son patrimoine et accumulant quelques dettes. Sa mère et son beau-père, inquiets de cette situation, obtinrent qu’un conseil judiciaire lui soit donné en la personne de M. Ancelle, notaire ami de la famille. Celui-ci parvint, grâce à une administration prudente de ses biens, à conserver à Baudelaire un petit capital qui lui assura jusqu’à sa mort la subsistance quotidienne, mais Baudelaire accumula pourtant de nouvelles dettes. Sa situation financière s’aggravant, elle devint une source quotidienne de préoccupations. Sa correspondance porte les traces de ce souci permanent, qui s’alourdit avec le temps, provoquant chez Baudelaire une indéniable usure, et gênant sans doute considérablement sa créativité : « Et pour comble de ridicule, IL FAUT qu’au milieu de ces insupportables secousses qui m’usent, je fasse des vers….»
    [30].

    Très vite, Baudelaire n’écrivit donc plus en dilettante comme pendant sa jeunesse, mais dut vivre de sa plume. Dans un tel contexte, ses traductions, tout comme ses poèmes ou ses articles critiques, étaient une source potentielle de revenus : « Je regarde les traductions comme un moyen paresseux de battre monnaie.»
    [31], écrivait-il en 1865 à Madame Meurice. Chaque publication dans un journal ou une revue était rémunérée par la revue en question, ce qui explique les nombreuses démarches de Baudelaire pour tenter de placer ses textes ou ses traductions. On constate que lorsque Baudelaire voyait certaines de ses pièces refusées, il essayait parfois de proposer à leur place la traduction d’un conte de Poe :
    « Je présume que la raison qui vous empêche de prendre Le Peintre de la vie moderne s’applique également à tout autre morceau critique (…). Mais si j’avais eu le plaisir de vous voir, je vous aurais parlé de quelque chose qui sans doute vous aurait plu (…). La chose en question, c’est deux nouvelles d’Edgar Poe… »
    [32].

    Il semblerait d’après cette lettre que les traductions étaient susceptibles de plaire ou d’être vendues aux revues plus facilement que les poèmes de Baudelaire ou ses articles critiques. Elles étaient un moyen plus facile de « battre monnaie ». Baudelaire, bien que convaincu que le succès viendrait pour ses propres œuvres : « Je suis convaincu, - tu trouveras peut-être mon orgueil bien grand, - que si peu d’ouvrages que je laisse, ils se vendront fort bien après ma mort. »
    [33], avait conscience que ses poésies à la réputation sulfureuse ne pouvaient suffire à sa subsistance, pas plus que ses articles critiques puisque « la critique, en général, s’écoule lentement et se réimprime peu.» [34] . Il vit par contre dans l’oeuvre d’Edgar Poe un possible succès de librairie, qu’il fit tout pour favoriser[35].
    La parution des traductions d’Edgar Poe en volumes fut un réel succès de librairie : en 1868 paraissaient la sixième édition des HE et la quatrième édition des NHE. Elles furent la seule source de revenus réguliers de Baudelaire au point de devenir pour lui une petite rente. Le 1er novembre 1863, pourtant, Baudelaire, pressé par le besoin, vendit intégralement ses droits sur sa traduction des œuvres d’Edgar Poe à son éditeur Michel Lévy. «Combien je regrette la ridicule aliénation que j’ai faite de mes droits sur ma traduction de Poe pour 2000 francs comptants (…). Ces cinq volumes étaient une rente approximative de 400 à 600 francs par an, malgré l’exiguïté de mes droits. »
    [36] ; le regret exprimé par Baudelaire dans cette lettre à sa mère nous fait bien voir l’importance qu’avaient dans sa vie financière ses traductions d’Edgar Poe : l’activité de traducteur a assuré au poète une relative stabilité financière pendant de nombreuses années, complétant les revenus que Baudelaire pouvait tirer de ses propres œuvres.




    Baudelaire écrivait à sa mère en 1865 : « Tu as bien compris maintenant que quand un écrivain reste maître de sa propriété, et qu’il a un certain nombre d’ouvrages d’une vente facile, il possède une espèce de rente. »
    [37]. Il est très probable que les HE et les NHE, et dans une moindre mesure, les trois autres volumes de ses traductions (Aventures d’Arthur Gordon Pym, Eurêka, Histoires grotesques et sérieuses) faisaient partie de ces ouvrages que Baudelaire qualifie « d’une vente facile » et qui devaient assurer son quotidien. Un autre ouvrage complète cette catégorie de l’œuvre de Baudelaire : Les Paradis artificiels, dont la seconde partie, intitulée « Un Mangeur d’opium » est une traduction libre, sous la forme d’un résumé ponctué de commentaires et de citations, des Confessions of an English Opium-eater et de Suspiria de profundis de Thomas de Quincey. On peut imaginer que Baudelaire ait également cherché avec cet ouvrage le succès de librairie : les drogues étaient au XIXe siècle un sujet à la mode. Là aussi, la traduction a peut-être été une façon avantageuse pour le poète d’offrir à la vente un texte dont il espérait un succès facile, puisque les Confessions de de Quincey avaient fait sensation lors de leur publication en 1821 en Angleterre. Il ne faut pas voir dans cet intérêt mercantile pour l’œuvre de Poe une motivation vulgaire ou une trahison de son propre enthousiasme par Baudelaire, mais plutôt reconnaître son indéniable talent d’éditeur. Même s’il n’a pas été à proprement parler le découvreur de Poe ni de Quincey, déjà traduit par Musset, il a néanmoins su reconnaître le succès potentiel de ces auteurs peu connus, et les amener à ce succès grâce à ses traductions françaises et aux stratégies éditoriales qui les ont accompagnées. On peut légitimement se demander quelle aurait été la fortune du Melmoth the Wanderer de Charles Mathurin si Baudelaire l’avait finalement traduit, comme il en a eu le projet en 1865[38].




    C_ LES MOTIVATIONS INCONSCIENTES


    Claude Pichois a avancé en 1967, dans son article « Baudelaire ou la difficulté créatrice »
    [39], qu’il y aurait un lien entre l’activité de traduction de Baudelaire et une certaine difficulté chez le poète à affronter son propre travail, sa propre création :
    « Est-il normal que, pendant une quinzaine d’années, l’auteur des Fleurs du mal ait consacré la plus grande partie de son activité à traduire des œuvres souvent médiocres, parfois même, comme les Aventures d’Arthur Gordon Pym, franchement détestables (…) ? (…) Mais pouvait-il ne point perdre son temps ? Pour sa difficulté à créer, Poe lui fut un alibi ; les traductions sont une justification, une caution bourgeoise, destinée à rassurer sa mère, Ancelle et lui-même.»
    [40].

    Henri Peyre, pour sa part, avait insisté en 1951
    [41] sur le rôle positif qu’ont pu jouer les écrits de Poe auprès de Baudelaire. La traduction, c’est-à-dire ici la pratique intensive des textes de Poe, aurait été pour Baudelaire l’occasion de trouver confirmation à certaines de ses intuitions, et donc de les asseoir avec plus de force dans sa propre réflexion esthétique.
    « Enfin et surtout, deux termes essentiels de l’esthétique baudelairienne n’auraient pas été affirmé par lui avec autant de force et de bonheur s’il n’avait trouvé chez son frère aîné d’Amérique confirmation de ce qu’il portait déjà obscurément en lui : le rôle primordial accordé à l’imagination et la conception de la poésie comme puissance de suggestion.»
    [42] .

    Il est très possible que l’activité de traduction ait répondu chez Baudelaire à un besoin de se rassurer. Les écrits intimes de Baudelaire trahissent une importante angoisse liée au travail et à la production. Baudelaire, à la différence des écrivains de la génération des romantiques qui l’ont précédé, produisait peu. La flânerie, la réflexion et le travail, plutôt que l’inspiration, tenaient une place importante dans le processus créatif de ce poète. Cette productivité réduite inquiétait Baudelaire, même s’il avait conscience qu’elle donnait une autre valeur à ses écrits, ciselés comme des bijoux plutôt qu’écrits dans un style coulant et facile. Sa mère, Ancelle peut-être, ou encore sa maîtresse Jeanne, lui renvoyaient sans doute cette inquiétude, comprenant peut-être mal pourquoi Baudelaire n’écrivait pas plus ou pourquoi son succès tardait à venir. La traduction, en tant qu’activité et production, pouvait répondre à cette angoisse.
    En tant que production d’abord, les traductions étaient un produit tangible de son travail. Alors que ses poésies demandaient des années de maturation et que Baudelaire a longtemps rechigné à les faire publier, ne les considérant pas achevées, les traductions des œuvres d’Edgar Poe, même si elles demandaient un travail considérable, furent assez rapidement publiées dans des journaux et revues, puis en volumes. Pour Baudelaire, c’était peut-être là une façon de prouver, aux autres comme à lui-même, que son travail aboutissait bien à quelque chose. De plus ses traductions lui donnaient une existence sociale : poète encore inconnu, puis peu connu, Baudelaire était déjà le traducteur d’Edgar Poe en France. Baudelaire lui-même insista sur son travail de traducteur dans ses lettres aux académiciens, lorsqu’il proposa sa candidature comme aspirant au fauteuil de Lacordaire en 1861 : « Il est possible qu’à des yeux trop indulgents, je puisse montrer quelques titres : permettez-moi de vous rappeler un livre de poésie qui a fait plus de bruit qu’il ne voulait ; une traduction qui a popularisé en France un grand poète inconnu… »
    [43]. En réalité, Baudelaire a peut-être été plus connu du grand public de son vivant comme traducteur que comme poète.
    Par ailleurs, en tant qu’activité, la traduction répondait peut-être à l’angoisse qu’éprouvait Baudelaire par rapport au travail. « Travailler de six heures à midi, à jeun. Travailler en aveugle sans but, comme un fou. Nous verrons le résultat. », écrivit-il dans « Hygiène ». Cette activité répondait en effet au besoin de travail et réflexion du poète, en lui ouvrant d’autres horizons de réflexion que ceux de son propre travail. « Le travail engendre forcément les bonnes mœurs, sobriété et chasteté, conséquemment la santé, la richesse, le génie successif et progressif, et la charité.»
    [44] : Baudelaire croyait en la vertu du travail à le faire progresser de manière stable et linéaire, et la traduction, parce qu’elle demande du travail, et même si celui-ci ne concernait pas directement son œuvre, lui permettait de progresser de façon détournée. Pratiquer d’une manière si régulière et si approfondie les textes d’autres auteurs a permis à Baudelaire d’affirmer ses propres idées. Baudelaire avait d’ailleurs souvent une lecture très narcissique des textes d’Edgar Poe, et même s’il est indéniable qu’il existe des thèmes ou des préoccupations communes chez ces deux auteurs, il est également vrai que Baudelaire s’est parfois lu abusivement dans l’œuvre de l’écrivain américain. On trouve dans l’article de 1852 un passage qui illustre ce phénomène d’identification : Baudelaire donne dans son texte un extrait traduit du conte William Wilson, de Poe, texte en partie autobiographique dans lequel l’auteur se penche sur ses souvenirs de pensionnaire dans un collège anglais. Baudelaire y voit « le frisson des premières années de claustration. Les heures de cachot, le malaise de l’enfance chétive et abandonnée, la terreur du maître, notre ennemi, la haine des camarades tyranniques, la solitude du cœur, toutes ces tortures du jeune âge… » [45], alors que Poe évoque ces moments d’enfance avec attendrissement, prenant plaisir à évoquer des heures heureuses : « En ce moment même, je sens en imagination le frisson rafraîchissant (…) et je tressaille encore, avec une indéfinissable volupté, à la note profonde et sourde de la cloche (…). Enfermé dans les murs massifs de cette vénérable académie, je passai, sans trop d’ennui et de dégoût, les années du troisième lustre de ma vie. (…) la monotonie sinistre en apparence de l’école était remplie d’excitations plus intenses que ma jeunesse hâtive n’en tira jamais… »[46].
    Cette façon de se lire dans Poe, et sans doute dans d’autres textes, montre que Baudelaire ne mettait de côté ni ses idées ni les thèmes de sa propre œuvre poétique et littéraire lorsqu’il perdait en apparence son temps en se consacrant à la gloire d’un autre que lui. Travailler les textes d’un autre permettait à Baudelaire de se rassurer quant à ses propres idées, de donner une assise à ses intuitions.

    L’activité de traduction de Baudelaire répondait sans doute à certaines inquiétudes relatives à sa propre créativité. Celles-ci n’ont pas pu constituer une motivation positive, raisonnable et consciente du projet de traduction de Baudelaire, mais elles ont probablement pesé inconsciemment sur les choix de celui-ci, et notamment sur son choix de traduire une partie des œuvres d’Edgar Poe.



    D_ LA STRATEGIE PERSONNELLE


    Nous avons montré que l’enthousiasme de Baudelaire pour Edgar Poe et son œuvre n’avait pas empêché Baudelaire de prendre vis-à-vis de cette oeuvre une distance critique. Néanmoins, Baudelaire a dissimulé cette distance, mettant au contraire en avant un enthousiasme total qui servait sa volonté de faire de Poe un grand homme
    [47]. La manifestation de cet enthousiasme, même si celui-ci est à l’origine -au sens chronologique du terme- de son désir de faire de Poe un grand homme, a donc ensuite été enflée artificiellement par ce même désir. La véritable question des motivations à l’origine de cette entreprise de traduction nous semble donc être, non pas : pourquoi vouloir traduire Poe ?, à laquelle on répondrait : Baudelaire traduit à cause de son enthousiasme, pour le faire partager, pour en faire profiter Poe indirectement ; mais : pourquoi vouloir faire de Poe un grand homme ? La traduction n’est pour Baudelaire qu’une partie d’un projet plus vaste qui consiste à donner à Poe une place majeure dans le panorama littéraire contemporain. Or un tel projet nous paraît encore plus surprenant que le simple fait que le poète ait consacré un temps important à la traduction : Baudelaire a dépensé son énergie pour faire la gloire d’un autre que lui-même. Quelles pouvaient être ses motivations dans un tel projet ?
    L’ « Avis du traducteur » de 1864 nous donne à ce sujet un indice précieux. Baudelaire y écrit :
    « Pour conclure, je dirai aux Français amis inconnus d’Edgar Poe que je suis fier et heureux d’avoir introduit dans leur mémoire un genre de beauté nouveau ; et aussi bien, pourquoi n’avouerai-je pas que ce qui a soutenu ma volonté, c’était le plaisir de leur présenter un homme qui me ressemblait un peu, par quelques points, c’est-à-dire une partie de moi-même ? »
    [48].

    Cet aveu final du traducteur nous met sur la voie : en faisant aimer un auteur « qui [lui] ressemble un peu »
    [49] , c’est lui-même que par ricochet Baudelaire veut faire aimer des lecteurs. C’est déjà ce qui s’était passé lors de la parution du premier article : « Edgar Allan Poe, sa vie et ses ouvrages » dans la Revue de Paris en mars-avril 1852 : les lecteurs semblaient plus touchés par le ton de Baudelaire que par les œuvres de Poe[50]. Dépassant la violente commotion provoquée en lui par la rencontre avec les textes de Poe, Baudelaire a sans doute compris que cet enthousiasme pouvait lui être profitable lorsqu’il s’est aperçu qu’écrire sur Poe l’avait fait remarquer. Il a alors rationalisé et mis à profit son enthousiasme initial.

    Baudelaire a d’abord utilisé la traduction pour se faire un nom -dans un premier temps comme traducteur. En effet, à mesure que Baudelaire faisait de Poe un auteur célèbre, il lia son nom au sien de manière indélébile : il voulait être le traducteur de Poe en France. Baudelaire avait besoin de se distinguer des traducteurs qui l’avaient précédé pour que sa traduction obtienne le succès qu’il espérait ; il adopta donc vis-à-vis de Poe un positionnement définitif, se présentant comme son seul traducteur légitime, celui qui savait ce qu’était et ce que valait Poe. Dans ce contexte, la fraternité artistique fut pour lui un argument : en vertu de cette relation exceptionnelle, Baudelaire pouvait prétendre être plus à même que quiconque de comprendre Poe et d’interpréter son oeuvre
    [51]. Baudelaire dépassa volontairement son strict rôle de traducteur pour se faire reconnaître comme le détenteur de la signification de Poe, se hissant lui-même de la sorte à un statut glorieux. En réussissant à donner sa signification, c’est-à-dire sa définition, à cette œuvre, Baudelaire devenait une sorte de prophète de la littérature, capable de distinguer les œuvres vraiment nouvelles et vraiment intéressantes.
    Ce souci de voir son nom attaché à celui de Poe est flagrant dans certaines lettres à son éditeur Michel Lévy : « qu’est-ce que c’est que ce « Double assassinat dans la rue Morgue » paru, il y a deux ou trois mois, dans LE PETIT JOURNAL, sans nom de traducteur…»
    [52] , ou encore : « Gare aux fautes d’orthographe dans les noms de l’auteur et du traducteur : Edgar Poe. Ch. Baudelaire. » [53]. On voit bien que Baudelaire est ici très loin de mettre de côté sa propre gloire lorsqu’il s’occupe de celle d’Edgar Poe : comme par un système de vase communiquant, le traducteur se fait connaître à mesure qu’il offre la célébrité à Poe. Cette reconnaissance en tant que traducteur par le milieu de l’édition lui donna ensuite une légitimité très utile pour sa propre carrière : le premier contrat de publication des traductions, contrat passé avec Victor Lecou en 1852, avait d’ailleurs débouché sur un accord pour publier dans un deuxième temps les Fleurs du mal. En perdant ce contrat, Baudelaire perdit donc sur les deux plans[54].
    Charles Asselineau note par ailleurs que la qualité de la traduction de Baudelaire fit que ses ouvrages furent accueillis favorablement dans le monde anglophone : « Cette traduction fit en effet beaucoup d’honneur à Baudelaire en Angleterre, et il en recueillit de grands avantages lors de la publication de son recueil de poésies. »
    [55]. Le renom de Baudelaire en tant que traducteur lui permit donc, d’une part que les Fleurs ne soient pas l’œuvre d’un inconnu au moment de leur publication, et d’autre part qu’elles soient accueillies avec une certaine bienveillance, les louanges faites à la traduction rejaillissant sur les poésies -ce qui n’empêcha pas que le recueil soit finalement jugé scandaleux, et que l’auteur et l’éditeur soient poursuivis en justice.
    D’autre part, le projet de traduction a également été l’occasion pour Baudelaire de se créer un illustre grand frère. En mettant l’accent sur la ressemblance qui existait entre Poe et lui-même et en présentant celui-ci comme un des plus grands écrivains de l’époque, Baudelaire a préparé la réception de ses propres œuvres, dont la parution suivit de très près celle du premier volume de traduction (1856 pour les HE et 1857 pour les Fleurs). Il prépara le goût français au genre de beauté nouvelle dont il se réclamait en en introduisant un premier exemple, que ses propres poésies devaient venir compléter par la suite. Il put également affirmer ses positions esthétiques depuis la position bien commode du critique, détenteur par excellence des critères de la beauté, plutôt que depuis la position beaucoup plus exposée du poète novateur. C’est ainsi que les articles et préfaces sur Poe renferment certains principes chers à Baudelaire, comme le lien entre beauté et bizarre : « l’étrangeté, qui est comme le condiment indispensable de toute beauté»
    [56] , ou encore l’importance accordée à l’imagination : « l’ivrognerie de Poe était un moyen mnémonique (…) pour retrouver les visions merveilleuses ou effrayantes, les conceptions subtiles…»[57]. Par ailleurs, s’il préparait le terrain pour ses propres œuvres, Baudelaire veilla cependant à ne pas le déflorer. En ne traduisant pas la poésie d’Edgar Poe, en faisant de celui-ci un grand romancier et conteur, il se laissait une place pour devenir à côté de lui un grand poète.
    Certes, nous ne cherchons pas à prétendre que Baudelaire doive toute sa gloire de poète à son oeuvre de traducteur, ni qu’il aurait mis au point une stratégie proprement machiavélique pour utiliser Poe dans la promotion de sa propre carrière, pas plus que nous ne voulons nier la sincérité de son enthousiasme pour l’œuvre d’Edgar Poe. Néanmoins, il apparaît clairement que la stratégie mise en œuvre par Baudelaire pour rendre Poe et ses œuvres célèbres lui a permis, entre autres choses et parmi d’autres moyens, de faciliter la publication et la réception de son œuvre poétique, et que c’est très certainement dans ce but que Baudelaire s’est tant investi dans la gloire d’Edgar Poe.

    Cette façon d’envisager l’enthousiasme de Baudelaire pour Poe et son œuvre comme cause originelle mais non première de son entreprise de traduction, nous permet de lier ensemble les autres motivations possibles de Baudelaire : l’aspect économique et l’aspect psychologique. Donner l’enthousiasme comme cause première exclut de fait les intérêts de Baudelaire de ce projet : son amour pour Poe conduirait Baudelaire à le traduire pour lui donner en France le succès et la reconnaissance dont celui-ci avait manqué dans son propre pays ; sa traduction serait alors un projet désintéressé. Cette analyse permettrait difficilement de comprendre comment se lient un tel désintéressement et les intérêts économiques de la traduction pour Baudelaire. Considérer l’entreprise de traduction comme un projet cohérent, né d’une stratégie conçue par Baudelaire pour la promotion de sa carrière de poète, permet par contre de comprendre comment la traduction peut à la fois être née de l’enthousiasme de Baudelaire, répondre à des impératifs économiques beaucoup plus pragmatiques, et répondre enfin à des inquiétudes relatives chez Baudelaire à son propre devenir en tant que poète. Les motivations de Baudelaire dans ce projet de traduction sont donc d’ordre stratégique. Elles prennent leur sens par rapport à la conception globale que Baudelaire a de sa carrière de poète et de littérateur.




    CONCLUSION





    Les motivations originelles de Baudelaire pour ce projet de traduction d’une partie des œuvres de Poe sont diverses. Découlant de l’enthousiasme de Baudelaire pour cette œuvre, inconscientes, ou encore d’ordre économique, elles se sont néanmoins finalement unifiées dans un projet cohérent, une stratégie éditoriale et commerciale mise en œuvre par Baudelaire et visant à favoriser et faciliter sa propre carrière de poète. La traduction devait l’aider à devenir sur la scène littéraire française le poète qu’il était déjà à ses propres yeux, et à ceux des quelques amis auxquels il avait lu certaines de ses oeuvres. En échange de la gloire qu’il offrait à Poe et à son œuvre en France, Baudelaire trouvait dans Poe et dans le fait de faire la gloire de celui-ci des éléments propices à sa propre gloire en étant reconnu comme celui qui avait donné sa signification à l’objet Poe. L’acte de traduire de Baudelaire a donc permis un échange de gloire entre l’œuvre d’Edgar Poe et la sienne.






    [1] C.ASSELINEAU. Charles Baudelaire : sa vie, son œuvre. Suivi de Baudelairiana. Cognac : Le Temps qu’il fait, 1990 (1ère éd: 1869). P.53. Il est difficile de dater précisément cette découverte. Baudelaire a peut être eu connaissance de fragments de Poe en 1846 ou 1847, comme il l’écrit lui-même dans sa lettre à Armand Fraisse du 18 février 1860. Cor.I. P.676.
    [2] Lettre de Charles Baudelaire à Madame Aupick du 8 mars 1854. Cor.I. P.269.
    [3] Fusées VIII. In C.BAUDELAIRE. Œuvres complètes. Paris : Robert Laffont, 2001. (Coll. Bouquins). P.393.
    [4] C.BAUDELAIRE. NNlles. In E.A.POE. OEP. Paris : Gallimard, 1951 (Coll. La Pléiade). P.1062.
    [5] Lettre de Charles Baudelaire à Théophile Thoré du (+/- ) 20 juin 1864. Cor.II. P.386.
    [6] C.BAUDELAIRE. « Avis de traducteur », in E.A.POE. OEP. P.1063.
    [7] Article paru dans le New York Daily Tribune le 9 octobre 1849. Cet article sera ensuite plagié par J.R.Thompson et J.Daniel pour leurs propres notices nécrologiques, parues, pour le premier, en novembre 1849, et pour le second, en mars 1850, dans le Southern Literary Messenger. L’article Ludwig sera également repris par son auteur Griswold dans l’édition Redfield des œuvres complètes de Poe : The Works of the Late Edgar Allan Poe. Baudelaire a utilisé ces trois articles pour écrire « Edgar Allan Poe, sa vie et ses ouvrages ».
    [8] Article paru dans la Revue de Paris en mars-avril 1852, et qui sera en partie repris dans la préface aux HE en 1856.
    [9] Lettre de Charles Baudelaire à Madame Aupick du 26 mars 1853. Cor.I. P.214.
    [10] C.ASSELINEAU. Charles Baudelaire : sa vie, son œuvre. Suivi de Baudelairiana. Cognac : Le Temps qu’il fait, 1990 (1ère éd: 1869). P.62.
    [11] C.ASSELINEAU. Idem. P.54.
    [12] Lettre de Charles Baudelaire à Sainte-Beuve du 19 mars 1856. Cor.I. P.343.
    [13] Lettre de Charles Baudelaire à Théophile Thoré du (+/- ) 20 juin 1864. Cor.II. P.386.
    [14] E.CREPET. Charles Baudelaire. Etude biographique. Genève : Slatkine Reprints, 1993 (1ère éd: 1906). P.30.
    [15] E.CREPET. Idem. P.31.
    [16] Lettre de Charles Baudelaire à Madame Aupick.op.cit. page 12.
    [17] Voir à ce sujet C.RICHARD. Edgar Allan Poe: journaliste et critique. S.l., Librairie C. Klincksieck, 1978. Appendice VII_ Baudelaire critique d’Edgar Poe. PP.869-908.
    [18] P.F.QUINN. op.cit. page 5. Page 15-16. « Baudelaire n’a jamais été capable d’examiner l’œuvre de Poe avec la moindre distance critique (…). Qu’un critique si doué soit resté muet sur le sujet de son plus grand enthousiasme nous donne une indication sur le degré d’implication de Baudelaire dans l’œuvre de Poe. » (je traduis).
    [19] C.ASSELINEAU. op.cit. page 15.
    [20] Voir à ce sujet, infra C.RICHARD., note 1 page 19, et M.BRIX., note 2 page 18.
    [21] G.WALTER. Enquête sur Edgar Allan Poe, poète américain. Paris : Phébus, 1998. P.448. Cité par M.BRIX. dans son article « Baudelaire, « disciple » d’Edgar Poe ? » (P.57), in Romantisme. Revue du 19e siècle n°122, 4e trimestre 2003 : Maîtres et disciples. Paris : Sedes, 2003, pp. 55-70.
    [22] Cité en introduction, page 5.
    [23] C.RICHARD. Edgar Allan Poe: journaliste et critique. S.l., Librairie C. Klincksieck, 1978. P.896.
    [24] P.M.WETHERILL. Baudelaire et la poésie d’Edgar Poe. Paris : A.G. Nizet, 1962. P.10.
    [25] Il utilise notamment les analyses de James Russel Lowell. C.RICHARD. Edgar Allan Poe: journaliste et critique. S.l., Librairie C. Klincksieck, 1978. P.901.
    [26] C.RICHARD. Idem.
    [27] C.BAUDELAIRE. EAP 2. In E.A.POE. OEP. P.1045.
    [28] Exception faite des poèmes figurant dans les contes, et de: « A ma mère », et « Le Corbeau ».
    [29] C.BAUDELAIRE. « Avis du traducteur », in E.A.POE. OEP. P.1063.
    [30] Lettre de Charles Baudelaire à Madame Aupick du 5 avril 1855. Cor.I. P.311.
    [31] Lettre de Charles Baudelaire à Madame Meurice du 18 février 1865. Cor.II. P.467.
    [32] Lettre de Charles Baudelaire à Léon Bérardi du 19 août 1863. Cor.II. P.313-314.
    [33] Lettre de Charles Baudelaire à Madame Aupick du 11 février 1865. Cor.II. P.456.
    [34] Lettre de Charles Baudelaire à Madame Aupick du 22 décembre 1865. Cor.II. P.552.
    [35] Voir infra, IIème partie.
    [36] Lettre de Charles Baudelaire à Madame Aupick du 11 décembre 1865. Cor.II. P.457.
    [37] Lettre de Charles Baudelaire à Madame Aupick du 22 décembre 1865. Cor.II. P.552.
    [38] Plusieurs lettres à Michel Lévy et à Madame Meurice attestent de ce projet. Voir Cor.II. PP.461, 466-67, 471.
    [39] C.PICHOIS. « Baudelaire ou la difficulté créatrice. », in Baudelaire, Etudes et témoignages. Neuchâtel : La Baconnière, 1967, pp.242-261.
    [40] C.PICHOIS. Idem. P.246.
    [41] H.PEYRE. Connaissance de Baudelaire. Paris : José Corti, 1951.
    [42] H.PEYRE. Idem. PP.113-114.
    [43] Lettre de Charles Baudelaire à Abel Villemain, secrétaire perpétuel de l’Académie Française, du 11 décembre 1861. Cor.II. P.193.
    [44] C.BAUDELAIRE. Œuvres complètes. Paris : Robert Laffont, 2001 (Coll. Bouquins). P.403.

    [45] C.BAUDELAIRE. EAP 1. E.A.POE. OEP. P.1007.
    [46] E.A.POE. William Wilson, in OEP. Paris : Gallimard, 1951, (Coll. La Pléiade). PP.290 et 293.
    [47] Voir supra I, A 2, page 17.
    [48] C.BAUDELAIRE. « Avis du traducteur », in E.A.POE. OEP. P.1063.
    [49] C.BAUDELAIRE. Idem.
    [50] Voir supra introduction page 5.
    [51] Baudelaire écrivait à Madame Meurice, à propos du Melmoth the Wanderer de Charles Maturin : « C’est un vieux romantique, et pour le bien interpréter, il faut être un vieux romantique. ». L’affinité esthétique entre le traducteur et son auteur est donc bien présentée par Baudelaire comme un gage de qualité, et même comme nécessaire à la réalisation d’une bonne traduction.
    [52] Lettre de Charles Baudelaire à Michel Lévy du 31 août 1864. Cor.II. P.402.
    [53] Lettre de Charles Baudelaire à Michel Lévy du mois de novembre 1863. Cor.II. P.331.
    [54] Baudelaire ne parvint pas à tenir ses engagements, le manuscrit de sa traduction étant retenu en gage, soit par un créancier, soit par sa maîtresse Jeanne. C’est pour cette raison que les HE ne furent finalement publiées qu’en 1856 chez Michel Lévy.
    [55] C.ASSELINEAU.Op.cit. page 13. P.56.
    [56] C.BAUDELAIRE. NNlles. In E.A.POE. OEP. P.1062.
    [57] C.BAUDELAIRE. EAP 2. In E.A.POE. OEP. P.1044-1045.

    1 Comments:

    At 15/02/2011 11:07, Anonymous Anonyme said...

    tres interessant, merci

     

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