19.7.05

Troisième partie: Traduction et poésie, ou l'influence de la traduction sur l'oeuvre de poète de Baudelaire

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  • INTRODUCTION





    Baudelaire a abordé son travail de traducteur avec beaucoup de volontarisme. Sa traduction d’une partie de l’œuvre d’Edgar Poe était orientée par un projet sous-jacent, celui d’opérer à travers la traduction un échange de gloire entre l’œuvre de Poe et la sienne, la gloire qu’il offrait à l’œuvre de Poe par sa traduction rejaillissant sur lui et son oeuvre. Cependant, l’activité de traducteur de Baudelaire, même si elle était originellement subordonnée à son activité de poète, a fini par influencer les enjeux de son oeuvre poétique. Parce que Baudelaire a voulu être celui qui donnait sa signification à l’œuvre de Poe, nous avons été conduit à analyser l’échange de sens entre l’œuvre de Poe, d’une part, et Baudelaire de l’autre, de façon unilatérale, en observant l’échange dans un seul sens, celui qui allait de la pensée de Baudelaire vers l’œuvre de Poe. Mais la traduction est un échange bidirectionnel : Baudelaire a donné du sens à l’œuvre de Poe, mais en a également reçu.
    Plus que l’œuvre de Poe, c’est la traduction -c’est-à-dire le texte traduit par Baudelaire, mais aussi le processus- qui a influencé le poète dans le traducteur. Dix-sept années consacrées en partie à cette activité parallèle ne pouvait manquer de rendre perméable la frontière entre traduction et écriture.



    A_TRADUCTION ET MATURATION


    L’activité de traduction a permis à Baudelaire de se confronter intimement à la pensée d’autres auteurs, celle d’Edgar Poe en particulier. A travers cette confrontation active, puisque la traduction est un processus qui réunit lecture et écriture, le poète en devenir qu’est Baudelaire en 1848 a pu développer et affirmer sa réflexion sur l’écriture et sur l’histoire littéraire. C’est là le premier enjeu de la traduction par rapport à l’œuvre poétique de Baudelaire : cette activité l’a aidé à penser sa place de poète dans le panorama littéraire de son époque.


    1) Traduction et influence


    Pour Paul Valéry, ainsi qu’il l’a écrit en 1929, Baudelaire n’aurait été « qu’un émule de Gautier, sans doute, ou un excellent artiste du Parnasse, s’il [n’avait], par la curiosité de son esprit, mérité la chance de découvrir dans les ouvrages d’Edgar Poe un nouveau monde intellectuel »
    [1]. Cette découverte est selon lui tout à l’avantage de Baudelaire, qui aurait été profondément influencé par la pensée d’Edgar Poe : « Celui-ci [Poe] livre à celui-là [Baudelaire] tout un système de pensées neuves et profondes. Il l’éclaire, il le féconde, il détermine ses opinions sur une quantité de sujets (…) Tout Baudelaire en est imprégné, inspiré, approfondi. »[2]. Nous avons déjà mentionné que la question du rapport de Baudelaire à Poe avait donné lieu à un certain nombre d’analyses de l’influence de ce dernier sur le poète français. La critique baudelairienne a cherché les traces de cette influence dans les positions esthétiques de Baudelaire ainsi que dans son œuvre.
    Henri Peyre a par exemple mis en avant en 1951 l’influence de Poe sur la réflexion de Baudelaire par rapport à la question de l’imagination. Nous l’avons déjà cité à ce sujet :
    « Enfin et surtout, deux termes essentiels de l’esthétique baudelairienne n’auraient pas été affirmés par lui avec autant de force et de bonheur s’il n’avait trouvé chez son frère aîné d’Amérique confirmation de ce qu’il portait déjà obscurément en lui : le rôle primordial accordé à l’imagination et la conception de la poésie comme puissance de suggestion.»
    [3].

    L’évolution de la réflexion de Baudelaire à ce sujet est perceptible dans les notices qu’il a consacrées à Poe. Dans «Edgar Allan Poe, sa vie et ses oeuvres », Baudelaire suggère que l’ivresse ne serait pas seulement chez Poe une conséquence des difficultés qu’il rencontrait, un refuge contre l’incompréhension des autres, ainsi que Baudelaire l’expliquait dans sa notice précédente, mais serait également un moyen de provoquer le processus imaginatif, une sorte de méthode littéraire :
    « je crois que, dans beaucoup de cas, non pas certainement dans tous, l’ivrognerie de Poe était un moyen mnémonique, une méthode de travail, méthode énergique et mortelle, mais appropriée à sa nature passionnée. Le poëte avait appris à boire, comme un littérateur soigneux s’exerce à faire des cahiers de notes.»
    [4].


    D’autres, comme Michel Butor, ont noté que Baudelaire avait fait sien l’éloge de la concentration d’Edgar Poe, qui plaçait la nouvelle brève au-dessus du roman, et préférait le poème court au poème long. Bien qu’il ait eu des projets de romans et une réflexion théorique sur cette forme littéraire, Baudelaire ne leur a jamais donné suite, choisissant plutôt d’adopter la position d’Edgar Poe, même si celle-ci trouvait sa raison d’être dans une théorie plus globale de la recherche de l’effet. Pour Poe, un récit pouvant se lire d’une traite était davantage susceptible de provoquer chez le lecteur l’enlèvement de l’âme qui était pour lui le but du récit ou du poème. Baudelaire ne poursuivait pas le même objectif mais fit pourtant sien ce rejet du texte long. Butor explique ce choix par la paresse de Baudelaire :
    « Dans une admirable note de présentation où il élabore une passionnante théorie du roman, qu’il abandonnera malheureusement par la suite, justement parce qu’il adoptera, on a tendance à dire paresseusement, la condamnation faite par Poe du poème long, et son éloge de la nouvelle brève… »
    [5].

    Claude Pichois expliquerait plutôt l’adoption par Baudelaire de l’éloge de la concentration de Poe par la difficulté de Baudelaire à créer, son manque d’inspiration et son angoisse de n’avoir rien à écrire, « le vertige de la page blanche, la répulsion devant la page blanche »
    [6] : « Aussi Baudelaire se réjouit-il de découvrir le Poetic Principle où Poe déclare qu’un « long poème » n’existe pas et que cette expression constitue une pure et simple contradiction dans les termes »[7].
    Quelle qu’en soit la raison, Baudelaire adopta cette conception, qu’il répercuta ensuite auprès de son entourage ; il écrivit ainsi en 1860 à Armand Fraisse : « Tout ce qui dépasse la longueur de l’attention que l’être humain peut prêter à la forme poëtique n’est pas un poëme »
    [8].

    Marc Eigeldinger a par ailleurs avancé dans Le Platonisme de Baudelaire
    [9] l’hypothèse que Poe ait initié Baudelaire aux idées du néo-platonisme. L’œuvre d’Edgar Poe est fondée sur une conception de la littérature comme devant donner à l’humanité un aperçu de la vérité divine, c’est-à-dire d’une vérité supérieure non directement perceptible par l’homme, conception qui s’inspire de ce courant de pensée. Baudelaire aurait trouvé dans l’œuvre de Poe une initiation à ces idées, qu’il aurait faites siennes en particulier autour de la question des correspondances, terme qui appartient au lexique néo-platonicien. Michel Brix a plus tard remis en question cette analyse, jugeant que chez Baudelaire le terme « correspondances » renverrait au surnaturel, notion différente de celle de divin ou de céleste[10].

    La critique baudelairienne s’est également attachée à détecter l’influence directe de Poe sur Baudelaire dans les textes de celui-ci. Ainsi, le titre de l’un des projets d’autobiographie de Baudelaire, Mon Cœur mis à nu, est emprunté à Edgar Poe. C’est le titre de l’un de ses Marginalia , « My Heart Laid Bare », qui traite de la question de la sincérité dans l’autobiographie :
    « If any ambitious man have a fancy to revolutionize, at one effort, the universal world of human thought, human opinion, and human sentiment, the opportunity is his own (…) All he has to do is to write and publish a very little book. It’s title should be simple - a few plain words - “My Heart Laid Bare.”. »
    [11].


    Louis Seylaz, a avancé en 1923 l’hypothèse que l’influence de Poe était perceptible dans tous les poèmes des Fleurs du mal. Une meilleure connaissance de la chronologie de l’écriture des pièces qui composent ce recueil a rapidement permis de déterminer que quelques unes seulement empruntent à Poe ; selon Michel Brix il n’y aurait que deux poèmes des Fleurs pour lesquels Baudelaire se serait inspiré de l’écrivain américain : « Le Flambeau vivant » reprend des éléments du poème « To Helen », et le vers 29 des « Phares » rappelle le deuxième vers de « Dream-land »
    [12].


    Cette rapide présentation de quelques unes des études de l’influence de la pensée de Poe sur Baudelaire nous montre que cette influence ne fut pas négligeable : Baudelaire s’est beaucoup enrichi de son contact avec l’œuvre d’Edgar Poe. Néanmoins, on peut remarquer une insuffisance dans cette approche. Il apparaît que la critique baudelairienne s’est très peu intéressée au mécanisme de cette influence, pour se pencher seulement sur le fond, c’est-à-dire sur les idées qui sont passées du poète et nouvelliste américain au poète français. La question de l’influence n’a pas pris en compte la traduction, bien que ce soit un élément qui distingue l’influence que l’œuvre d’Edgar Poe a pu avoir sur Baudelaire de celle de Joseph de Maistre, par exemple, deux « mentors » que Baudelaire a lui-même rapproché: « De Maistre et Edgar Poe m’ont appris à raisonner. »
    [13], a-t-il écrit dans Hygiène.
    Exclure de notre réflexion l’importance de la traduction, en tant que processus, dans le rapport de Baudelaire à l’œuvre de Poe nous empêcherait d’aborder la question de l’influence de Poe sur Baudelaire dans toute sa complexité. Car cette influence est double : Baudelaire a été influencé par l’oeuvre qu’il découvre et traduit, mais aussi par le processus de la traduction.
    Plutôt que de parler de l’influence de l’œuvre de Poe sur Baudelaire, il serait sans doute plus juste d’envisager la relation qui unit Baudelaire à cette œuvre en termes d’appropriation et de digestion. Le terme influence suggère chez Baudelaire la passivité, et fait de lui un simple récepteur des idées véhiculées dans l’œuvre d’Edgar Poe. Le mot appropriation suggère au contraire une relation plus complexe entre Baudelaire et cette œuvre, une assimilation fondée sur des choix, et non une acceptation totale et passive. La traduction a été un des vecteurs
    [14] de cette appropriation de l’œuvre et de la pensée d’Edgar Poe par Baudelaire.
    La traduction est de fait un moyen privilégié pour s’approprier une œuvre ou des idées car elle relève à la fois de la lecture et de l’écriture. George Steiner a insisté dans son ouvrage After Babel
    [15] sur la nature tant interlinguistique qu’intralinguistique de la traduction. Dans un cas comme dans l’autre, traduire consiste à redire une chose autrement, que ce soit dans une autre langue, ou avec d’autres mots. Redire autrement, c’est justement faire sien, s’approprier une idée ou un propos en les reformulant avec ses propres mots et dans son propre style. C’est ce qui se passe lorsque Baudelaire utilise des traductions de propos de Poe dans ses notices : en les traduisant, il choisit parmi les positions de Poe celles qui l’intéressent et les assimile, ce qui explique que son ton s’affirme d’une notice à l’autre, autour de la question du principe de la poésie, par exemple.[16]
    Parce qu’elle exige un tel processus, la traduction a offert à Baudelaire davantage que l’occasion d’être influencé par les œuvres d’Edgar Poe en lui permettant de se confronter à cette oeuvre dans le cœur du texte, dans le nœud entre fond et forme. Cette activité lui a permis de prendre position dans les débats littéraires de son époque par un autre biais que sa propre création poétique. Elle a été pour Baudelaire un cheminement par lequel celui-ci a testé et matérialisé ses propres idées et convictions dans le champ d’écriture que lui offrait le traduire.


    2) Traduction et prise de position


    La position traductive de Baudelaire dans sa traduction des œuvres en prose d’Edgar Poe lui a permis d’affirmer sa rupture avec la logorrhée et l’inspiration dans un acte formel : la littéralité.

    Edgar Poe avait pris position en faveur de cette même rupture à travers son œuvre critique et de nouvelliste. Poe était un partisan de la construction, de la délibération, opposées à une inspiration reçue passivement par l’auteur, qui s’y abandonnerait sans chercher à maîtriser son écriture. Le texte qui présente le mode de construction du poème Le Corbeau, The Philosophy of Composition, est tout entier articulé autour de cette question. Poe y prétend avoir conçu son poème comme une sorte de problème mathématique, décidant d’abord de l’effet qu’il voulait créer, puis de la longueur du poème, du ton général, et enfin d’un petit quelque chose qui lui donnerait du piquant : “It is my design to render it manifest that no one point in its composition is referable either to accident or intuition - that the work proceeded, step by step, to its completion with the precision and rigid consequence of a mathematical problem ”
    [17]. Cet article a été une occasion pour Poe de se démarquer des tenants de l’enthousiasme littéraire : “Most writers -poets in especial- prefer having it understood that they compose by a species of fine frenzy -an ecstatic intuition”[18], affirmant au contraire que toute création littéraire exige du travail:
    “the elaborate and vacillating crudities of thought- (…) the true purposes seized only at the last moment- (…) the innumerable glimpses of idea that arrived not at maturity of full view- (…) the painful erasures and interpolations- in a word, (…) the wheels and pinions - the tackle for scene-shifting- the step-ladders and demon-traps - (…) which, in ninety-nine cases out of the hundred, constitute the properties of the literary histrio”
    [19].


    Le parti pris de traduire Poe fidèlement et littéralement, auquel Baudelaire s’est tenu, exprime en un acte ce refus de l’inspiration et du bavardage qu’il choisit de partager avec Poe. Traduire littéralement était avant tout une manière pour Baudelaire de respecter le texte : « Il faut surtout s’attacher à suivre le texte littéral ; certaines choses seraient devenues bien autrement obscures si j’avais voulu paraphraser mon auteur au lieu de me tenir servilement attaché à la lettre.»
    [20]. Or que signifie cette volonté de respecter le texte, sinon qu’il y a un enjeu pour Baudelaire à respecter la lettre du texte original ? Respecter la syntaxe au plus près[21] suppose que l’on pose comme principe que chaque mot ait été soupesé et placé là où il se trouve à dessein par l’auteur, et non jeté au hasard sur la page.
    Si la fidélité et la littéralité ont peut-être d’abord été les seuls choix possibles pour Baudelaire
    [22], qui développait ses compétences linguistiques au fil de ses traductions de Poe, il est possible que celui-ci se soit ensuite aperçu que cette posture traductive correspondait à ses convictions naissantes − le ton de Baudelaire s’est affirmé entre l’article de 1852 et la traduction de The Philosophy of Composition, parue en 1865 dans les HGS. Ses convictions se seraient affirmées par le biais de la traduction, c’est-à-dire en se confrontant à l’œuvre d’Edgar Poe, dans laquelle Baudelaire trouvait exprimées clairement des idées qu’il portait confusément en lui, dont celle du refus du bavardage. Une phrase tirée de la correspondance décrit ce phénomène : « en 1846 ou 47, j’eus connaissance de quelques fragments d’Edgar Poe (…) je trouvai, croyez-moi, si vous voulez, des poèmes et des nouvelles dont j’avais eu la pensée, mais vague et confuse, mal ordonnée, et que Poe avait su combiner et mener à la perfection. » [23]. Ce n’est qu’à partir de cette prise de conscience qu’il put écrire avec une exclamation horrifiée : « Retoucher ou couper dans Poe ! »[24], exprimant ainsi à la fois son respect pour l’œuvre de Poe dans son ensemble, et son respect pour la lettre du texte.
    Cette position traductive, dont nous avons souligné qu’elle n’était pas évidente pour l’époque, correspond donc à une prise de position par Baudelaire dans le débat sur les modalités de la création littéraire et sur l’écriture propre à la fin du romantisme en France. Comme l’a souligné Paul Valéry dans Situation de Baudelaire
    [25], Baudelaire n’appartenait pas à la première génération romantique : nourri dans sa jeunesse par Hugo, Lamartine, Vigny ou Musset, il appartenait à la génération suivante, qui s’affirma en partie contre les poètes qui avaient suscité sa vocation poétique. L’enjeu pour le jeune Baudelaire était d’: « être un grand poète, mais n’être ni Lamartine, ni Hugo ni Musset. »[26]. Dans un tel contexte, la découverte de l’œuvre d’Edgar Poe lui ouvrit de nouvelles perspectives littéraires et théoriques : « c’est une littérature toute nouvelle»[27], écrivit-il en 1852, c’est-à-dire -entre autres- une littérature condensée et précise, à l’opposé du flot débordant qui a caractérisé la production littéraire française de la génération de 1830. La traduction est ici un moyen pour Baudelaire d’affirmer ses convictions en leur donnant corps.


    La traduction des Confessions of an English Opium-eater et de Suspiria de Profundis constitue-t-elle un contre-exemple à notre analyse ? On est en droit de se poser la question puisque Baudelaire adopte dans ce cas une posture traductive radicalement différente vis-à-vis du texte de Thomas de Quincey. Sa traduction, qui est insérée dans Les Paradis artificiels, est une adaptation par Baudelaire du texte original dans laquelle se mêlent des éléments traduits littéralement, certains entre guillemets et d’autres non, des éléments racontés et abrégés par Baudelaire, des omissions et des éléments de commentaire par Baudelaire du texte de de Quincey. Ce mélange s’explique en partie par l’évolution du projet pendant le cours de sa réalisation. Baudelaire dut par exemple raccourcir son texte suite à une exigence de son éditeur. Mais l’amalgame des deux voix, celle de Baudelaire et celle de de Quincey, était volontairement recherché par Baudelaire. Il écrivit à ce sujet à son ami Poulet-Malassis : « il s’agissait de fondre mes sensations personnelles avec les opinions de l’auteur original et d’en faire un amalgame dont toutes les parties fussent indiscernables. »
    [28].
    Qu’en est-il ici du respect de la lettre du texte original ? Le fait que Baudelaire n’hésite pas à modifier en profondeur la structure du texte orignal signifie-t-il qu’il renonce à sa foi dans l’importance du choix volontaire et réfléchi de l’agencement des mots et des parties du texte ? Baudelaire donne lui-même la réponse à cette question : « De Quincey est un auteur affreusement conversationniste et digressionniste, et ce n’était pas une petite affaire que de donner à ce résumé une forme dramatique et d’y introduire de l’ordre. »
    [29]. C’est parce que de Quincey ne lui semble pas respecter ce qui est pour lui essentiel : l’ordre, la concentration, que Baudelaire estime pouvoir intervenir dans le corps du texte. Cette traduction est un exemple du processus d’appropriation par la traduction : Baudelaire a voulu prendre chez de Quincey seulement ce qui lui semblait important. Pourtant, son opinion sur l’auteur s’est affinée et modifiée dans le cours de la traduction. Deux paragraphes du « Mangeur d’opium », situés respectivement au début et à la fin du texte, témoignent de cette évolution. Voici comment Baudelaire justifie en introduction les modalités de sa traduction :
    « Tel est le sujet du merveilleux livre que je déroulerai comme une tapisserie fantastique sous les yeux du lecteur. J’abrégerai sans doute beaucoup : De Quincey est essentiellement digressif (…) l’espace dont je dispose étant restreint, je serai obligé, à mon grand regret, de supprimer bien des hors-d’œuvre très amusants, bien des dissertations exquises, qui n’ont pas directement trait à l’opium… »
    [30].

    La liberté prise par Baudelaire dans sa traduction est expliquée à la fois par son projet et par la caractéristique principale du texte original : la digression, qui est présentée comme un défaut. La traduction est utilisée ici comme un filtre, une sorte de décanteur du lyrisme bavard. C’est parce que le texte est digressif que Baudelaire se sent autorisé à l’abréger. Pourtant voici ce qu’il écrit en conclusion :
    « La pensée de De Quincey n’est pas seulement sinueuse : le mot n’est pas assez fort ; elle est naturellement spirale. D’ailleurs, ces commentaires et ces réflexions seraient fort longs à analyser, et je dois me souvenir que le but de ce travail était de montrer, par un exemple, les effets de l’opium sur un esprit méditatif et enclin à la rêverie. Je crois ce but rempli. »
    [31].

    La mélancolie pointe dans ces quelques phrases. Baudelaire semble s’être aperçu que son mode de traduction lui a fait « manquer » le texte original, comme on dit qu’on a manqué une cible. C’est justement en travaillant ce texte au corps à corps, dans la traduction, que Baudelaire l’a vraiment découvert et a pu affiner son jugement initial. Certes, de Quincey est digressif et son écriture bavarde, mais Baudelaire a découvert par la traduction que cette prolixité était différente de celle qu’il fustigeait dans les œuvres du romantisme français. Elle a une autre valeur, que Baudelaire en vient finalement à apprécier. Cet exemple illustre la valeur de la traduction comme confrontation intime avec un texte, une confrontation qui met en danger le traducteur et l’oblige à remettre en question ses croyances et a priori.
    Cette traduction non littérale ne contredit donc pas la valeur de prise de position contre la logorrhée et l’inspiration de la posture traductive littérale adoptée par Baudelaire dans sa traduction des œuvres d’Edgar Poe. Cette autre posture traductive, caractérisée par une plus grande liberté par rapport au texte original, a été choisie par Baudelaire en fonction de cette prise de position et l’a amené à réfléchir sur celle-ci. La traduction de l’œuvre de Thomas de Quincey a permis à Baudelaire de mûrir une réflexion esthétique entamée notamment à travers ses traductions de Poe.
    Baudelaire a donc pu faire évoluer sa pensée grâce à la traduction des œuvres en prose de Poe, et ce de plusieurs façons. D’abord en bénéficiant des idées que lui offrait l’œuvre de l’auteur américain : il s’agit de l’influence sur laquelle la critique baudelairienne s’est déjà penchée. La traduction permet cette circulation des idées ; elle en est un vecteur privilégié au niveau international, une caractéristique qui devrait suffire à lui rendre ses lettres de noblesse.
    Par ailleurs, l’acte de traduire, c’est-à-dire de joindre l’écriture à la lecture, a offert à Baudelaire un terrain d’exercice pour développer ses propres idées ou pour s’approprier celles d’autres auteurs. Il semblerait qu’une convergence entre la pensée de l’auteur et du traducteur était nécessaire pour que la traduction soit possible pour Baudelaire. Il écrivait à ce sujet à Madame Meurice, à propos de Charles Maturin : « C’est un vieux romantique, et pour le bien interpréter, il faut être un vieux romantique. »
    [32]. Baudelaire ne pouvait ni n’aurait voulu traduire une œuvre avec laquelle il n’aurait ressenti aucune affinité. Pour qu’il puisse traduire un texte, il fallait que celui-ci ait suffisamment de rapports avec sa propre pensée pour qu’il puisse s’imaginer qu’il aurait pu en être l’auteur. Ce phénomène est très bien décrit par Emily Salines : « It is as if for Baudelaire translation could not occur unless author and translator could mirror each other, unless their sensitivities could meet, to such an extent that the question of authorship could not interfere in the encounter. »[33]. Dès lors, il apparaît clairement que la traduction est un moyen pour Baudelaire de continuer à penser et à travailler indirectement sa propre œuvre poétique.


    S’il est vrai que la traduction a permis à Baudelaire de s’approprier des idées ou des thèmes qu’il rencontrait dans les œuvres des auteurs qu’il traduisait, Edgar Poe en particulier, nombreux sont les critiques qui ont fait remarquer que l’autre versant de l’appropriation par la traduction chez Baudelaire était le plagiat. Ainsi Claude Pichois a écrit dans « Baudelaire ou la difficulté créatrice » : « Au sujet du Jeune Enchanteur ne faudrait-il pas prononcer le redoutable mot de plagiat ? »
    [34]. En réalité, Baudelaire a porté à l’extrême le lien traditionnel - je veux dire : accepté- entre traduction, appropriation et création. Il a créé une alchimie inédite entre traduction et création personnelle, alchimie que notre vision romantique de l’auteur et du texte, qui pose l’originalité comme un critère essentiel dans l’appréciation d’une œuvre d’art, nous fait envisager en termes de plagiat. Pourtant la réalité est plus complexe. Il nous faut nous défaire de cette image prégnante dans notre culture pour entendre ce que Baudelaire a à nous dire sur les rapports entre traduction et création.




    B_ TRADUCTION ET CREATION


    Baudelaire a placé la traduction, au sens large, au cœur de son processus créatif. Il y a eu chez lui interpénétration de la création dans la traduction et de la traduction dans la création.


    1) Créativité dans la traduction


    Baudelaire, nous l’avons dit, a adopté une position traductive de fidélité au texte d’Edgar Poe, qu’il a traduit presque mot à mot. Ce parti pris n’allait pas de soi à l’époque. Nous y avons vu jusqu’ici une volonté de respect de la lettre du texte, davantage qu’un parti pris esthétique de la nature de celui de Chateaubriand traduisant le Paradise Lost de Milton
    [35]. C’est du moins ainsi que Baudelaire le présente : « Il faut surtout se tenir servilement attaché à suivre le texte littéral ; certaines choses seraient devenues bien autrement obscures si j’avais voulu paraphraser mon auteur… »[36].
    Pourtant, n’y aurait-il pas une secrète adéquation entre ce mode de traduction et la nature du texte de Poe ? A la lecture de certaines nouvelles des HE, on se demande si la littéralité de la traduction de Baudelaire ne sert pas l’étrangeté présente dans les textes de Poe en créant une étrangeté seconde, dérivée, c’est-à-dire en recréant ailleurs l’étrangeté que Baudelaire appréciait dans les textes originaux.

    La littéralité de la traduction de Baudelaire rend certains passages déroutants pour le lecteur. Baudelaire a lui-même qualifié la langue de sa traduction de « français pénible et parfois baroque »
    [37]. Certains textes sont difficiles à lire en raison de leur syntaxe ou de tournures inhabituelles. Ainsi, certaines tournures du Manuscrit trouvé dans une bouteille demandent au lecteur un effort de compréhension, comme cette phrase extraite de l’incipit :
    « …dans la crainte que l’incroyable récit que j’ai à faire ne soit considéré plutôt comme la frénésie d’une imagination indigeste que comme l’expérience positive d’un esprit... »
    [38].

    Le texte anglais nous apprend qu’il s’agit d’une traduction globalement littérale :
    “…lest the incredible tale I have to tell should be considered rather the raving of a crude imagination, than the positive experience of a mind...”
    [39].

    La signification de certains mots change : “crude” devient ainsi « indigeste » plutôt que grossière, et “raving”, « frénésie » plutôt que divagations. Cependant la syntaxe reste tout à fait identique à celle du texte original : chaque mot occupe la même place et la même fonction grammaticale. Il aurait pourtant peut-être été justifié de modifier la place du modalisateur « plutôt », qui en l’état, juxtaposé à « comme », rend la phrase difficile à saisir. On pourrait par exemple écrire : dans la crainte que l’incroyable récit que j’ai à faire ne soit considéré comme la frénésie d’une imagination indigeste, plutôt que comme l’expérience… Le rythme de l’original, ponctué d’une virgule, serait ainsi respecté, et la lecture facilitée par rapport à la version de Baudelaire. Il ne s’agit pas ici de faciliter l’approche du lecteur francophone en arasant l’étrangeté du texte : en réalité, c’est dans la traduction de Baudelaire que naît cette difficulté de lecture. L’effet d’étrangeté n’était pas recherché ici par Poe car la tournure rather… than est parfaitement classique en anglais et ne déroute nullement le lecteur.
    Cet exemple illustre la méthode de Baudelaire, qui semble traduire un mot après l’autre, sans recul par rapport à la phrase entière
    [40]. En lisant “rather”, il traduit « plutôt », puis s’aperçoit qu’il est impossible d’écrire en français : ne soit considéré plutôt la frénésie. Il rajoute donc « comme », qui rend la compréhension du lecteur possible, mais malaisée. Ce mode de traduction, qui caractérise toutes les traductions par Baudelaire des œuvres en prose d’Edgar Poe, est une méthode inhabituelle. Contrairement à ses contemporains, Baudelaire n’a pas cherché en français le mot juste ou le tour coulant. Léon Lemonnier a fait remarquer que plus d’un traducteur aurait été bloqué par ce type de fonctionnement. Mais Baudelaire n’est jamais resté court, et son inventivité langagière a pallié aux difficultés générées par son parti pris, créant ainsi « une langue heurtée, étrange, forgée pour la circonstance »[41]. Lemonnier s’est montré très admiratif devant cette réussite. Il a qualifié sa méthode comme relevant d’une « rigueur audacieuse » [42], et fait l’éloge de cette traduction qui, selon lui, « fascine par cette étrangeté consciente et sûre de soi »[43].

    De fait, il se dégage des traductions de Baudelaire une étrangeté indéniable. Ces tournures ou syntaxes inhabituelles mettent le texte à distance, qui ne parvient au lecteur francophone qu’à travers une sorte de léger brouillard. Ce brouillard donne au texte français des nouvelles de Poe une qualité fantastique particulière. Baudelaire est parvenu à créer un effet d’étrangeté second, qui naît dans et par la traduction, et qui traduit indirectement l’effet d’étrangeté spécifique au texte original.
    La littéralité n’exclut donc pas la créativité de Baudelaire mais au contraire l’exige. Traduction et création sont ainsi mêlées, et pour traduire Poe Baudelaire invente une langue nouvelle : celle de Baudelaire nous racontant Poe
    [44].


    2) L’emprunt par la traduction dans la création poétique


    A l’inverse, Baudelaire a beaucoup utilisé la traduction dans sa propre création poétique. L’emprunt et la citation sont des caractéristiques essentielles de son écriture. Claude Pichois, dans son article « Baudelaire ou la difficulté créatrice », a montré que Baudelaire y avait énormément recours. Ainsi, le Salon de 1846 emprunterait deux passages à l’Histoire de la peinture en Italie de Stendhal/Henri Beyle. La Fanfarlo devrait un passage à Mérimée, et nous avons déjà vu que les notices sur Poe devaient une partie de leur contenu à divers critiques américains, ainsi qu’à Poe lui-même. Baudelaire a même été jusqu’à s’auto-emprunter et s’auto-citer dans certains articles. Dans Théophile Gautier, il écrivait : « Il est permis quelquefois, je présume, de se citer soi-même, surtout pour éviter de paraphraser. Je répéterai donc »
    [45].

    La traduction est donc présente dans certaines de ses œuvres sous la forme d’emprunt. Ainsi, dans le poème « Le Guignon », Baudelaire reprend des vers de deux poètes anglophones, qu’il traduit et réorganise à sa manière. Nous allons reprendre ici en partie l’analyse très juste que fait Emily Salines de cet amalgame entre traduction et création proprement baudelairienne
    [46].
    Le sonnet débute sur deux vers de Baudelaire, les seuls du poème qui ne soient pas traduits de l’anglais. La suite est composée d’extraits du poème A Psalm of Life, de l’Américain Henry Longfellow, et de Elegy Written in a Country Church-Yard, de l’Anglais Thomas Gray
    [47], traduits assez librement.

    Le Guignon A Psalm of Life
    Pour soulever un poids si lourd Art is long, and Time is fleeting
    Sisyphe, il faudrait ton courage ! And our hearts, though stout and brave,
    Bien qu’on ait du coeur à l’ouvrage Still, like muffled drums, are beating
    L’Art est long et le temps est court Funeral marches to the grave

    Loin des sépultures célèbres,
    Vers un cimetière isolé, Elegy Written in a Church-Yard
    Mon cœur, comme un tambour voilé,
    Va battant des marches funèbres. Full many a gem of purest ray serene
    The dark unfathom’d caves of ocean bear:
    - Maint joyau dort enseveli Full many a flower is born to blush unseen
    Dans les ténèbres et l’oubli, And waste its sweetness on the desert air.
    Bien loin des pioches et des sondes ;
    Mainte fleur épanche à regret
    Son parfum doux comme un secret
    Dans les solitudes profondes.

    Le processus d’appropriation est complexe et très proche de ce que l’on désigne aujourd’hui par le terme de copier-coller. Baudelaire traduit par exemple, quoique dans une traduction assez libre et non littérale, le second vers du poème de Longfellow, qu’il utilise comme troisième vers de son premier quatrain, puis le premier vers, utilisé comme dernier vers de ce même quatrain : il bouleverse l’ordre du poème original. Il transforme également le pluriel “our hearts” en singulier : « mon cœur ». Dans les tercets, il développe sur six vers un quatrain de l’élégie de Gray. “Unfathom’d”, qui signifie littéralement insondé, est ainsi traduit par « Bien loin des pioches et des sondes ». La tonalité et la signification même de ces deux poèmes sont modifiées dans leur appropriation par Baudelaire. Les deux vers introductifs et les modifications apportées par lui orientent le sonnet vers le thème de la difficulté de la création artistique et de sa reconnaissance, totalement absent des deux poèmes qu’il utilise.

    Baudelaire a mis en œuvre un processus similaire de traduction et de récriture dans son utilisation du poème d’Edgar Poe « To Helen » comme hypotexte de son propre poème « Le Flambeau vivant ». Dans ce cas Baudelaire a utilisé la fin du poème de Poe, dont il a adapté les images et les thèmes à son propre style et à sa propre thématique. Alors que le poème de Poe est adressé à une femme, celui de Baudelaire est davantage orienté autour du personnage du je lyrique.

    Le Flambeau vivant To Helen [48-66]
    [48]

    Ils marchent devant moi, ces Yeux pleins But now, at length, dear Dian sank from
    de lumières, sight,
    Qu’un Ange très savant a sans doute Into a western couch of thunder-cloud ;
    aimantés; And thou, a ghost, amid the entombing tress
    Ils marchent, ces divins frères qui sont mes Didst glide away. Only thine eyes remained.
    frères, They would not go - they never yet have
    Secouant dans mes yeux leurs feux diamantés. gone ;
    Lighting my lonely pathway home that
    Me sauvant de tout piège et de tout péché night,
    grave, They have not left me (as my hopes have)
    Ils conduisent mes pas dans la route du since.
    Beau, They follow me - they lead me through the
    Ils sont mes serviteurs et je suis leur years.
    esclave ; They are my ministers - yet I their slave.
    Tout mon être obéit à ce vivant flambeau. Their office is to illumine and enkindle -
    My duty, to be saved by their bright light,
    Charmants Yeux, vous brillez de la clarté And purified in their electric fire,
    mystique And sanctified in their elysean fire.
    Qu’ont les cierges brûlant en plein jour; le They fill my soul with Beauty (which is
    soleil Hope),
    Rougit, mais n’éteint pas leur flamme And are far up in Heaven -the stars I kneel
    fantastique; to
    In the sad, silent watches of my night;
    Ils célèbrent la Mort, vous chantez le Réveil; While even in the meridian glare of day
    Vous marchez en chantant le réveil de mon I see them still - two sweetly scintillant
    âme Venuses,
    Astres dont nul soleil ne peut flétrir la unextinguished by the sun !
    flamme !

    Baudelaire a traduit assez fidèlement certains vers : « They are my minsiters -yet I their slave » devient ainsi « Ils sont mes serviteurs et je suis leur esclave », et « Venuses, unextinguished by the sun ! » est traduit par « Astres dont nul soleil ne peut flétrir la flamme ! ». Baudelaire a également eu recourt à la condensation en mélangeant des éléments de plusieurs vers de Poe dans un seul vers français ; l’expression « ces Yeux pleins de lumières » du premier vers concentre ainsi les multiples références à la lumière présente dans le poème américain comme par exemple « their bright light », « their electric fire », « their elysean fire », ou encore « scintillant Venuses »
    [49]. A l’inverse, Baudelaire a développé dans certains cas l’imagerie du poème de Poe au lieu de la concentrer ; il ajoute ainsi à l’idée du feu brillant en plein jour - « While even in the meridian glare of day I see them still »[50] - une connotation religieuse : « la clarté mystique qu’ont les cierges brûlant en plein jour ». De façon générale, l’imagerie chrétienne du poème de Poe est plus présente chez Baudelaire.

    Ces deux poèmes, s’ils ont des traits communs- l’image pétrarquiste des yeux de l’aimée qui guident le poète comme une flamme, et l’aspiration à la beauté- sont donc néanmoins très différents. Baudelaire se concentre uniquement sur l’image des yeux sans s’intéresser au début du poème de Poe. De plus, le poème de Poe est au passé, tandis que celui de Baudelaire est ancré dans le présent.
    Peut-on parler ici de plagiat ? Il semblerait plutôt que la traduction soit utilisée par Baudelaire comme une forme de création artistique à part entière. Elle est dans ce cas un mode d’emprunt qu’on pourrait qualifier d’ « appropriant ». La traduction contenue dans l’œuvre poétique a donc la même valeur d’échange de sens que la traduction des œuvres d’Edgar Poe : Baudelaire reçoit du sens des œuvres qu’il traduit ou utilise, tout comme il leur en donne en infléchissant la signification de ces œuvres dans la traduction qu’il en fait. C’est cet échange libre de sens qui fait que la traduction se trouve au cœur du processus créatif de Baudelaire.


    3) Traduction et invention d’un nouveau lyrisme


    Un regard vers la production poétique de Baudelaire va nous permettre de dépasser définitivement l’accusation de plagiat. Loin de n’être qu’un moyen facile pour Baudelaire d’augmenter son œuvre ou de trouver une inspiration qui lui manquerait, la traduction est ce qui lui permet d’inventer un nouveau lyrisme et de renouveler la signification de la poésie en France. Elle est au cœur de l’invention par Baudelaire du poème en prose
    [51].

    Le parcours de traducteur de Baudelaire, qui s’étend de 1848 à 1865, voit son passage de la poésie traditionnelle au poème en prose. Lorsqu’il travaille aux HE, Baudelaire a déjà en tête la plupart des poèmes qui composeront ce recueil, même si tous ne sont pas encore écrits et que beaucoup seront retravaillés pendant la période de traduction. L’année 1857 marque un tournant : à cette date Baudelaire a publié ses deux volumes de traductions de Poe, les HE et les NHE, et les Fleurs. Il peut alors tirer les fruits de ces deux expériences et c’est cette année-là, le 25 avril 1857, qu’on trouve la première mention dans sa correspondance de son projet d’écrire un volume de poèmes en prose : « Je comptais vous demander un nouveau service (les poèmes nocturnes) qui seront faits après les Curiosités, voilà donc un projet au panier. »
    [52]. Les premières pièces paraissent le 24 août 1857 sous le titre de Poèmes nocturnes dans Le Présent. Même s’il semblerait, selon Robert Kopp[53], que Baudelaire se soit essayé à ce genre nouveau avant 1857, c’est néanmoins cette année-là que son projet d’écrire un recueil de poèmes en prose qui fasse pendant aux Fleurs du mal prend forme. Comment ne pas voir une coïncidence significative dans le fait que Baudelaire, qui vient de consacrer plusieurs années à traduire de la prose, décide d’introduire la prose dans sa pratique poétique ? Alors qu’il envisageait l’activité de traduction dans un rapport de subordination à son activité poétique, traduisant Poe pour faire profiter sa poésie de la gloire qu’il allait offrir à l’écrivain américain, Baudelaire s’est retrouvé dépassé et transformé malgré lui ; le fait de traduire -donc d’écrire- presque quotidiennement de la prose a fait baigner dans la prose le poète dans le traducteur. Les enjeux de son œuvre poétique s’en sont trouvés modifiés.
    Poe lui-même a pu encourager indirectement Baudelaire dans cette voie ; en effet, il a refusé de limiter l’écriture poétique au seul poème. Il utilisait de préférence le terme poesy à celui de poetry, lequel désigne aussi bien l’activité que la production. Pour lui, l’essence de la poésie réside dans la création du beau plutôt que dans la forme poétique :
    « On voit ainsi que la poésie [poesy] est une réponse (…) à une exigence naturelle et irrépressible (…). Son premier élément est la soif de la beauté supranaturelle (…). Son second élément est la tentative de satisfaire cette soif par des combinaisons nouvelles (…). Ainsi nous déduisons clairement, que la nouveauté, l’originalité, l’invention, l’imagination ou finalement la création de la BEAUTE (car tous ces termes sont employés ici comme synonymes) sont l’essence de toute Poésie [poesy].
    [54].

    C’est cette définition qui permet à Poe de qualifier Eurêka de poème. Si Baudelaire l’a retenue, elle a pu lui permettre d’envisager que la prose puisse être poétique.

    Mais c’est sans doute davantage le processus de la traduction que l’œuvre de Poe qui a influencé Baudelaire dans son choix de la forme du poème en prose. L’activité de traduction se retrouve en effet au cœur même de la composition des poèmes en prose, dans la traduction par Baudelaire de certains poèmes des Fleurs du mal en poèmes en prose. Ainsi le poème Un Hémisphère dans une chevelure est classiquement rapproché de deux poèmes des Fleurs : Le Parfum et La chevelure, et on retrouve L’invitation au voyage dans les deux recueils. Intéressons nous d’abord au premier.

    Un Hémisphère dans une chevelure
    Laisse-moi respirer longtemps, longtemps, l’odeur de tes cheveux, y plonger tout mon 1
    visage, comme un homme altéré dans l’eau d’une source, et les agiter avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l’air.
    Si tu pouvais savoir tout ce que je vois ! tout ce que je sens ! tout ce que j’entends dans
    tes cheveux ! Mon âme voyage sur le parfum comme l’âme des autres hommes sur la 5
    musique.
    Tes cheveux contiennent tout un rêve, plein de voilures et de mâtures ; ils contiennent des grandes mers dont les moussons me portent vers de charmants climats, où l’espace est plus bleu et plus profond, où l’atmosphère est parfumée par les fruits, par les feuilles
    et par la peau humaine. 10
    Dans l’océan de ta chevelure, j’entrevois un port fourmillant de chants mélancoliques,
    d’hommes vigoureux de toutes nations et de navires de toutes formes découpant
    leurs architectures fines et compliquées sur un ciel immense où se prélasse l’éternelle chaleur.
    Dans les caresses de ta chevelure, je retrouve les langueurs des longues heures passées
    sur un divan, dans la chambre d’un beau navire, bercées par le roulis imperceptible du 15
    port, entre les pots de fleurs et les gargoulettes rafraîchissantes.
    Dans l’ardent foyer de ta chevelure, je respire l’odeur du tabac mêlé à l’opium et au sucre ; dans la nuit de ta chevelure, je vois resplendir l’infini de l’azur tropical ; sur les rivages duvetés de ta chevelure, je m’enivre des odeurs combinées de goudron, du musc
    et de l’huile de coco. 20
    Laisse-moi mordre longtemps dans tes tresses lourdes et noires. Quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs.
    [55]


    Le Parfum La Chevelure

    Lecteur, as-tu quelquefois respiré Ô toison, moutonnant jusque sur l’encolure ! 1
    Avec ivresse et lente gourmandise Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir !
    Ce grain d’encens qui remplit une église, Extase ! Pour peupler ce soir l’alcôve obscure
    Ou d’un sachet le musc invétéré ? Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
    Je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir 5
    Charme profond, magique, dont nous grise
    Dans le présent le passé restauré ! La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
    Ainsi l’amant sur un corps adoré Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
    Du souvenir cueille la fleur exquise. Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !
    Comme d’autres esprits voguent sur la musique, 10
    De ses cheveux élastiques et lourds, Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum.
    Vivant sachet, encensoir de l’alcôve,
    Une senteur montait, sauvage et fauve, J’irai là-bas où l’arbre et l’homme, pleins de sève,
    Se pâment longuement sous l’ardeur des climats ;
    Et des habits, mousseline ou velours, Fortes tresses, soyez la houle qui m’enlève ! 15
    Tout imprégnés de sa jeunesse pure, Tu contiens, mer d’ébène, un éblouissant rêve
    Se dégageait un parfum de fourrure. De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts :

    Un port retentissant où mon âme peut boire
    A grands flots le parfum, le son et la couleur ; 20
    Où les vaisseaux, glissant dans l’or et dans la moire,
    Ouvrent leurs vastes bras pour embrasser la gloire
    D’un ciel où frémit l’éternelle chaleur.

    Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse 25
    Dans ce noir océan où l’autre est enfermé ;
    Et mon esprit subtil que le roulis caresse
    Saura vous retrouver, ô féconde paresse,
    Infinis bercements du loisir embaumé !
    30
    Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues,
    Vous me rendez l’azur du ciel immense et rond ;
    Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
    Je m’enivre ardemment des senteurs confondues
    De l’huile de coco, du musc et du goudron. 35

    Longtemps ! toujours ! ma main dans ta crinière lourde
    Sèmera le rubis, la perle et le saphir,
    Afin qu’à mon désir tu ne sois jamais sourde !
    N’es-tu pas l’oasis où je rêve, et la gourde 40
    Où je hume à longs traits le vin du souvenir ?
    [56]


    Le poème en prose reprend de très nombreux éléments du poème La Chevelure, et quelques éléments du Parfum. De ce dernier, Baudelaire a repris l’image du musc et le thème du souvenir qui renaît des odeurs perçues par le je lyrique. Baudelaire a également réutilisé le vers 11 : « De ses cheveux élastiques et lourds », qui devient « tes tresses lourdes » (21), et « tes cheveux élastiques et rebelles » (22). Le processus est assez semblable à l’appropriation par Baudelaire des poèmes de Poe, de Longfellow, ou de Gray. Le poète a repris certains éléments, qu’il a développés, et en a abandonné d’autres. Ainsi l’imagerie religieuse contenue dans Le Parfum avec les termes « une église » (3), « encensoir » (12) disparaît dans le poème en prose. Baudelaire a repris davantage d’éléments de La Chevelure, qui sont toujours légèrement modifiés, notamment dans la syntaxe. Ainsi les vers 3 à 5 : « Pour peupler (…) Des souvenirs dormant dans cette chevelure, je la veux agiter dans l’air comme un mouchoir » devient dans le poème en prose : « les agiter [les cheveux] avec ma main comme un mouchoir odorant, pour secouer des souvenirs dans l’air. » (2-3). La position finale du groupe nominal « dans l’air » change toute la tonalité de cette phrase, qui reste comme en suspens. Par ailleurs, Baudelaire a développé certaines images contenues dans ce poème dans la version en prose. Les vers 14 à 16 développe la description de la sieste dans le bateau évoquée discrètement dans les vers 27 à 29 : « Et mon esprit subtil que le roulis caresse Saura vous retrouver, ô féconde paresse, Infinis bercements du loisir embaumé ! », de même que les vers 11 à 13 du poème en prose développe l’image du port (16-22) en la rendant plus vivante (« fourmillements », « hommes »). Enfin, tandis que La Chevelure est écrit en partie au futur, le poème en prose est ancré dans le présent du souvenir revécu, et Baudelaire y a ajouté une nouvelle image : celle de l’opium.

    Regardons maintenant les deux versions de L’Invitation au voyage.

    Il est un pays superbe, un pays de Cocagne, dit-on, que je rêve de visiter avec une vieille 1
    amie. Pays singulier, noyé dans les brumes de notre Nord, et qu'on pourrait appeler l'Orient de l'Occident, la Chine de l'Europe, tant la chaude et capricieuse fantaisie s'y est donné carrière, tant elle l'a patiemment et opiniâtrement illustré de ses savantes et
    délicates végétations. 5
    Un vrai pays de Cocagne, où tout est beau, riche, tranquille, honnête; où le luxe a plaisir à se mirer dans l'ordre ; où la vie est grasse et douce à respirer ; d'où le désordre, la turbulence et l'imprévu sont exclus ; où le bonheur est marié au silence; où la cuisine elle-même est poétique, grasse et excitante à la fois; où tout vous ressemble, mon cher ange.
    Tu connais cette maladie fiévreuse qui s'empare de nous dans les froides misères, cette 10
    nostalgie du pays qu'on ignore, cette angoisse de la curiosité ? Il est une contrée qui te ressemble, où tout est beau, riche, tranquille et honnête, où la fantaisie a bâti et décoré une Chine occidentale, où la vie est douce à respirer, où le bonheur est marié au silence. C'est là qu'il faut aller vivre, c'est là qu'il faut aller mourir !
    Oui, c'est là qu'il faut aller respirer, rêver et allonger les heures par l'infini des 15
    sensations. Un musicien a écrit l'Invitation à la valse ; quel est celui qui composera l'Invitation au voyage, qu'on puisse offrir à la femme aimée, à la soeur d'élection ?
    Oui, c'est dans cette atmosphère qu'il ferait bon vivre,- là-bas, où les heures plus lentes contiennent plus de pensées, où les horloges sonnent le bonheur avec une plus profonde
    et plus significative solennité. 20
    Sur des panneaux luisants, ou sur des cuirs dorés et d'une richesse sombre, vivent discrètement des peintures béates, calmes et profondes, comme les âmes des artistes qui les créèrent. Les soleils couchants, qui colorent si richement la salle à manger ou le salon, sont tamisés par de belles étoffes ou par ces hautes fenêtres ouvragées que le plomb
    divise en nombreux compartiments. Les meubles sont vastes, curieux, bizarres, armés de 25
    serrures et de secrets comme des âmes raffinées. Les miroirs, les métaux, les étoffes, l'orfèvrerie et la faïence y jouent pour les yeux une symphonie muette et mystérieuse; et de toutes choses, de tous les coins, des fissures des tiroirs et des plis des étoffes s'échappe un parfum singulier, un revenez-y de Sumatra, qui est comme l'âme de l'appartement.
    Un vrai pays de Cocagne, te dis-je, où tout est riche, propre, luisant, comme une belle 30
    conscience, comme une magnifique batterie de cuisine, comme une splendide orfèvrerie, comme une bijouterie barriolée ! Les trésors du monde y affluent, comme dans la maison d'un homme laborieux et qui a bien mérité du monde entier. Pays singulier, supérieur aux autres, comme l'art l'est à la nature, où celle-ci est reformée par le rêve, où elle est
    corrigée, embellie, refondue. 35
    Qu'ils cherchent, qu'ils cherchent encore, qu'ils reculent sans cesse les limites de leur bonheur,ces alchimistes de l'horticulture! Qu'ils proposent des prix de soixante et de cent mille florins pour qui résoudra leurs ambitieux problèmes! Moi, j'ai trouvé ma tulipe noire et mon dahlia bleu !
    Fleur incomparable, tulipe retrouvée, allégorique dahlia, c'est là, n'est-ce-pas, dans ce 40
    beau pays si calme et si rêveur, qu'il faudrait aller vivre et fleurir ? Ne serais-tu pas encadrée dans ton analogie, et ne pourrais-tu pas te mirer, pour parler comme les mystiques, dans ta propre correspondance ?
    Des rêves ! toujours des rêves ! et plus l'âme est ambitieuse et délicate, plus les rêves
    l'éloignent du possible. Chaque homme porte en lui sa dose d'opium naturel, 45
    incessamment sécrétée et renouvelée, et, de la naissance à la mort, combien comptons-nous d'heures remplies par la jouissance positive, par l'action réussie et décidée ? Vivrons-nous jamais, passerons-nous jamais dans ce tableau qu'a peint mon esprit, ce tableau qui te ressemble ?
    Ces trésors, ces meubles, ce luxe, cet ordre, ces parfums, ces fleurs miraculeuses, c'est 50
    toi. C'est encore toi, ces grands fleuves et ces canaux tranquilles. Ces énormes navires qu'ils charrient, tout chargés de richesses, et d'où montent les chants monotones de la manoeuvre, ce sont mes pensées qui dorment ou qui roulent sur ton sein. Tu les conduis doucement vers la mer qui est l'Infini, tout en réfléchissant les profondeurs du ciel dans la
    limpidité de ta belle âme ; - et quand, fatigués par la houle et gorgés des produits de 55
    l'Orient, ils rentrent au port natal, ce sont encore mes pensées enrichies qui reviennent de l'Infini vers toi.
    [57]

    L’Invitation au voyage

    Mon enfant, ma sœur, 1
    Songe à la douceur
    D’aller là-bas vivre ensemble !
    Aimer à loisir
    Aimer et mourir 5
    Au pays qui te ressemble !
    Les soleils mouillés
    De ces ciels brouillés
    Pour mon esprit ont les charmes
    Si mystérieux 10
    De tes traîtres yeux,
    Brillant à travers leurs larmes.

    Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
    Luxe, calme et volupté.

    Des meubles luisants, 15
    Polis par les ans,
    Décoreraient notre chambre ;
    Les plus rares fleurs
    Mêlant leurs odeurs
    Aux vagues senteurs de l’ambre, 20
    Les riches plafonds,
    Les miroirs profonds,
    La splendeur orientale,
    Tout y parlerait
    A l’âme en secret 25
    Sa douce langue natale.

    Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
    Luxe, calme et volupté.

    Vois sur ces canaux
    Dormir ces vaisseaux 30
    Dont l’humeur est vagabonde ;
    C’est pour assouvir
    Ton moindre désir
    Qu’ils viennent du bout du monde.
    - Les soleils couchants 35
    Revêtent les champs
    Les canaux, la ville entière,
    D’hyacinthe et d’or ;
    Le monde s’endort
    Dans une chaude lumière. 40

    Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
    Luxe, calme et volupté.
    [58]
    Là encore, le procédé ne change pas. Baudelaire a réutilisé dans une traduction en prose des éléments de son poème, comme par exemple « Les soleils couchants » (35), repris sans modifications (23), ou encore le vers « Au pays qui te ressemble » (6), qui devient dans le poème en prose « Il est une contrée qui te ressemble » (11-12). Néanmoins, la tonalité a changé. L’Invitation au voyage en poème en prose voit l’ajout d’une nuance ironique qui était absente de la version des Fleurs du mal. Les images sont globalement beaucoup plus développées -d’aucuns diraient délayées- dans le poème en prose : les onze courts vers qui évoquaient une chambre deviennent un long paragraphe descriptif de neuf lignes, qui évoque d’ailleurs certaines descriptions que l’ont trouve chez Poe (la description de la chambre nuptiale dans Ligeia). Baudelaire a ajouté ici aussi le thème de l’opium.

    La prose n’est pas pour Baudelaire une première ébauche, elle est postérieure au vers. En réalité, Baudelaire n’a pas cherché à introduire ses vers dans la prose, mais plutôt à les transformer en prose. Cette transposition reflète sa volonté d’écrire une poésie nouvelle, dans une langue qui soit propre à l’évocation de la vie moderne. Il a évoqué ce projet dans sa dédicace à Arsène Houssaye qui précède les Petits poèmes en prose :
    « Quel est celui qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ?
    C’est surtout de la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant. »
    [59].

    La traduction ne peut avoir ici la même valeur que lorsque Baudelaire l’utilisait comme une forme d’emprunt à d’autres auteurs. Baudelaire n’a pas de raison de s’emprunter à lui-même : il lui suffirait de reprendre le même thème s’il voulait l’évoquer de nouveau. Ici c’est le mouvement de la traduction qui a une valeur en soi. Ce mouvement est une transposition du lyrisme original. La traduction n’a donc pas seulement permis à Baudelaire de s’affirmer contre le lyrisme de ses aînés en posant la primauté de la réflexion, du choix et de la concentration sur l’inspiration et le bavardage : elle lui a permis également de donner naissance à un nouveau lyrisme, un lyrisme décanté, transposé, et privé par ce déplacement de son mouvement original. Philippe Lacoue-Labarthe a décrit ce processus dans son ouvrage Figures de Wagner :
    « [Cet autre lyrisme] s’invente dans la « traduction » en prose de certains des poèmes des Fleurs du mal (…). Il est simplement la récriture - la traduction- du lyrisme lui-même, qu’il prive, pour cette raison de son aura. On pourrait dire qu’il désacralise le lyrisme. Il serait plus juste de dire qu’il le littéralise : il en détruit, par explicitation et recomposition froide, délibérée, calculée, l’emportement ou le « transport » figural. »
    [60].

    Pour Eric Dayre, ce lyrisme « est en voie d’excéder sa détermination subjective »
    [61]. Cette récriture seconde du lyrisme en modifie en effet la valeur : le lyrisme qu’invente Baudelaire dans la traduction n’est plus l’émanation directe du je lyrique, mais se prend lui-même pour objet. Traduire « l’emportement ou le ‘transport’ figural » revient donc à prendre l’écriture pour objet. La dette de Baudelaire envers la traduction, qui lui a permis d’affirmer sa pensée et de tenter de provoquer sa propre gloire, est donc avouée et mise en scène par Baudelaire dans ses poèmes en prose. Le moyen qu’était la traduction dans la traduction par Baudelaire des œuvres en prose d’Edgar Poe devient une fin en soi et la poésie se prend elle-même pour sujet.
    Même si ce processus de traduction n’a été utilisé que pour deux poèmes en prose, ce nouveau lyrisme n’en est pas moins au cœur de tout le recueil. Le poème en prose est un effort pour traduire en poésie la prosaïcité du quotidien, comme par exemple le chant du vitrier que Baudelaire évoque dans sa dédicace : « Vous-même, mon cher ami, n’avez-vous pas tenté de traduire en une chanson le cri strident du Vitrier ?, et d’exprimer dans une prose lyrique toutes les désolantes suggestions que ce cri envoie jusqu’aux mansardes, à travers les plus hautes brumes de la rue ? »
    [62]. La traduction est donc au cœur de cette invention par Baudelaire d’une forme nouvelle et résolument moderne qui est une tension entre la prosaïsation du poétique et la poétisation du prosaïque, forme hybride et nécessairement bancale. Elle est le moyen par lequel Baudelaire a interrogé, et nous invite à interroger, la possibilité moderne de la poésie.





    CONCLUSION




    Le cheminent de traducteur de Baudelaire, qui était à l’origine parallèle à son cheminement de poète, a fini par influencer de manière radicale les enjeux de son œuvre poétique. Baudelaire a pu développer grâce à son activité de traducteur sa pensée, en s’enrichissant de ce contact particulier avec d’autres auteurs. Il a également fait de la traduction un maillon essentiel de son processus créatif. Mais par-dessus tout, le processus de la traduction lui a permis de renouveler la signification de la poésie en France en inventant un nouveau lyrisme et en donnant ses lettres de noblesse au poème en prose. Baudelaire a donc bénéficié au plus haut point de cet échange de sens qu’a été pour lui la traduction des œuvres en prose d’Edgar Poe.





    [1] P.VALERY. « Situation de Baudelaire », in Variété, in Œuvres I. Paris : Gallimard, 1957, (Coll. La Pléiade). P.599.
    [2] Idem. P.607.
    [3] H.PEYRE. Connaissance de Baudelaire. Paris : José Corti, 1951. PP.113-114.
    [4] C.BAUDELAIRE. EAP 2. In E.A.POE. OEP. P.1044.
    [5] M.BUTOR. Histoire extraordinaire. Essai sur un rêve de Baudelaire. Paris : Gallimard, 1961, (Coll. folio essais). P.128.
    [6] C.PICHOIS. « Baudelaire ou la difficulté créatrice. », in Baudelaire, Etudes et témoignages. Neuchâtel : La Baconnière, 1967. P.253.
    [7] Idem. P.256.
    [8] Cité par Claude Pichois. Ibid. P.256. Lettre de Charles Baudelaire à Armand Fraisse du 18 février 1860. Cor.I. P.676.
    [9] M.EIGELDINGER. Le Platonisme de Baudelaire. Neuchâtel : A la Baconnière, 1951. Cité par M.BRIX dans son article « Baudelaire, « disciple » d’Edgar Poe ? », in Romantisme. Revue du 19e siècle n°122, 4e trimestre 2003 : Maîtres et disciples. Paris : Sedes, 2003. P. 63.
    [10] Voir son article sur la filiation Baudelaire/Poe, op.cit. note précédente.
    [11] E.A.POE. « My Heart Laid Bare », in The Unknown Poe. San Francisco: City Lights Books, 1980. P.48. « Si un homme ambitieux désire révolutionner par un unique effort le monde universel de la pensée, de l’opinion et du sentiment humain, il en a l’opportunité (…) Tout ce qu’il a à faire, c’est écrire et publier un très petit livre. Son titre devra être simple -quelques mots seulement- « Mon cœur mis à nu ». » (je traduis).
    [12] Voir M.BRIX. Op.cit, page précédente. note 22 page 58 de son article.
    [13] C.BAUDELAIRE. Hygiène, in Œuvres complètes. Paris : Robert Laffont, 2001, (Coll. Bouquins). P.401.
    [14] Avec la critique.
    [15] G.STEINER. After Babel. Third Edition. Oxford : Oxford University Press, 1998 (1ère éd: 1975).
    [16] Voir notre analyse, supra, IIème partie, B. pages 54-55.
    [17] E.A.POE. The Philosophy of Composition. In Selected writings of Edgar Allan Poe. Boston: Riverside Editions, 1956. P.454. « Mon dessein est de montrer qu’aucun point de la composition ne peut être attribué au hasard ou à l’intuition, et que l’ouvrage a marché, pas à pas, vers sa solution, avec la précision et la rigoureuse logique d’un problème mathématique » (traduction C.Baudelaire. OEP. P.986.)
    [18] E.A.POE. Idem. « Beaucoup d’écrivains, particulièrement les poëtes, aiment mieux laisser entendre qu’ils composent grâce à une espèce de frénésie subtile ou d’intuition extatique » (traduction Baudelaire. OEP. P.985.)
    [19] E.A.POE. Ibid. « les laborieux et indécis embryons de pensée, la vraie décision prise au dernier moment, l’idée si souvent entrevue comme dans un éclair et refusant si longtemps de se laisser voir en pleine lumière (…) les douloureuses ratures et les interpolations – en un mot, les rouages et les chaînes, les trucs pour le changement de décor, les échelles et les trappes (…) qui dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, constituent l’apanage et le naturel de l’histoire littéraire. » (traduction Baudelaire. OEP. P.985)
    [20] C.BAUDELAIRE. In La Liberté de pensée, 15 juillet 1848. Cité par L.LEMONNIER. Les Traducteurs d’Edgar Poe en France de 1845 à 1875 : Charles Baudelaire. Paris : Presses universitaires de France, 1928. P.183.
    [21] Voir IIème partie, C.
    [22] Nous avons déjà évoqué la possibilité que ce parti pris de traduire les nouvelles de Poe littéralement ait peut-être d’abord été une absence de choix plutôt qu’un choix, puisque Baudelaire ne maîtrisait pas suffisamment l’anglais pour prendre des libertés avec le texte original.
    [23] Lettre de Charles Baudelaire à Armand Fraisse du 18 février 1860. Cor.I. P.676.
    [24] Lettre de Charles Baudelaire à Julien Lemer du 15 février 1865. Cor.II. P.465.
    [25] P.VALERY. « Situation de Baudelaire », in Variété, in Œuvres I. Paris : Gallimard, 1957, pp. 598-613 (Coll. La Pléiade).
    [26] Idem. P.599.
    [27] C.BAUDELAIRE. EAP 1, in E.A.POE. OEP. Paris : Gallimard, 1951. P.1020.
    [28] Lettre de Charles Baudelaire à Auguste Poulet-Malassis du 18 février 1860. Cor.I. P.669.
    [29] Idem.
    [30] C.BAUDELAIRE. Les Paradis artificiels. In Œuvres complètes. Paris : Robert Laffont, 2001, (Coll. Bouquins). P.259.
    [31] Idem. P.304.
    [32] Lettre de Charles Baudelaire à Madame Paul Meurice du 18 février 1865. Cor.II. P.467.
    [33] E.SALINES. “Baudelaire and the Alchemy of Translation”, in The Practices of Literary Translation: Constraints and Creativity. Dir. par BOASE-BEIER, Jean et HOLMAN, Michel. Manchester: St. Jerome Publishing, 1999. P.29. « Tout se passe comme si pour Baudelaire la traduction ne pouvait avoir lieu sans que l’auteur et le traducteur puissent se renvoyer un miroir, sans que leurs sensibilités se rencontrent à un tel point que la question de l’auteur ne puisse interférer dans cette rencontre. » (je traduis).
    [34] C.PICHOIS. Op.cit. page 75. P.244 de son article.
    [35] Voir supra, IIème partie, C : page 62.
    [36] C.BAUDELAIRE. In La Liberté de penser, 15 juillet 1848. Cité par L.LEMONNIER. Op.cit. page 81.
    [37] Idem.
    [38] E.A.POE. Manuscrit trouvé dans une bouteille. In OEP. P.169.
    [39] E.A.POE. MS. found in a bottle. In The Collected Tales and Poems of Edgar Allan Poe. New York: Modern Library Edition, 1992. P.118.
    [40] Voir supra, citation Léon Lemonnier. IIème partie, C : page 66.
    [41] L.LEMONNIER. Op.cit. page 81. P.185.
    [42] Idem. P. 186
    [43] Ibid.
    [44] Il n’y a pas de contradiction entre l’insistance de Baudelaire sur l’importance de la qualité française du texte traduit (cf.IIème partie, C), et sa propre utilisation, assez libre, de cette même langue : cette liberté n’est autorisée qu’à celui qui maîtrise vraiment la langue. Elle ne doit pas être le fruit d’une méconnaissance de celle-ci.
    [45] C.BAUDELAIRE. Théophile Gautier. Cité par C.PICHOIS. Op.cit. page 75. P.248 de son article.
    [46] E.SALINES. “Baudelaire and the alchemy of translation”. Op.cit. page 85.
    [47] Pour le texte intégral et la traduction française de ces poèmes, consulter l’annexe.
    [48] Pour le texte intégral et la traduction française de ce poème, consulter l’annexe.
    [49]« leur lumière brillante », « leur feu électrique », « leur feu élyséen », « scintillantes vénus » (je traduis).
    [50] Tandis que, même dans la clarté méridienne du jour Je les vois encore » (je traduis).
    [51] Nous devons cette idée à Eric Dayre. Voir l’article mentionné en introduction : « Baudelaire, traducteur de Thomas de Quincey. Une prosaïque comparée de la modernité ». In Romantisme. Revue du 19e siècle n°106, 4e trimestre 1999 : Traduire au 19e siècle. Paris : Sedes, 1999, PP.31-52.
    [52] Lettre de Charles Baudelaire à Auguste Poulet-Malassis du 25 avril 1857. Cor.I. P.395.
    [53] Voir « Genèse, historique et esthétique des Petits poëmes en prose », in C.BAUDELAIRE. Petits poèmes en prose. Ed.critique par Robert Kopp. Paris : José Corti, 1969. PP.XXVII-LXXIII.
    [54] E.A.POE. The Complete Works of Edgar Allan Poe. New York: T.Y.Crowell, 1902, 17 vol. Vol.XI, P.73. Cité par Claude Richard dans C.RICHARD. Edgar Allan Poe: journaliste et critique. S.l., Librairie C. Klincksieck, 1978. P.519.
    [55] C.BAUDELAIRE. Œuvres complètes. Paris : Robert Laffont, 2001, (Coll. Bouquins). P.175-176.
    [56] Idem. Le Parfum: P.29, et La Chevelure:P.19.
    [57] Ibid. P.176-177.
    [58] Ibid. P.39-40.
    [59] C.BAUDELAIRE. Petits poèmes en prose. Le Spleen de Paris. In Œuvres complètes. Paris : Robert Laffont, 2001, (Coll. Bouquins). P.161.
    [60] P.LACOUE-LABARTHE. Figures de Wagner. Paris : Christian Bourgois, p.81. Cité par E.DAYRE in « Baudelaire, traducteur de Thomas de Quincey. Une prosaïque comparée de la modernité ». In Romantisme. Revue du 19e siècle n°106, 4e trimestre 1999 : Traduire au 19e siècle. Paris : Sedes, 1999. P.34.
    [61] E.DAYRE. Op.cit. note précédente.P.34.
    [62] C.BAUDELAIRE. Petits poèmes en prose. Le Spleen de Paris. In Œuvres complètes. Paris : Robert Laffont, 2001, (Coll. Bouquins). P.161.